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Du goût à la fièvre : réflexions autour des archives (nativement) numériques lesbiennes

1 Laisser un commentaire sur le paragraphe 1 0 Lorsque Caroline Muller et Frédéric Clavert m’ont contactée pour que je rédige un article dans le cadre du projet Le goût de l’archive à l’ère numérique, iel m’avaient proposé de parler des archives numériques LGBTQI+. Pendant mon année de master 2 Archives numériques à l’Enssib, j’ai étudié les réseaux militants lesbiens sur le web et me suis intéressée aux différentes possibilités d’archivage des contenus numériques qu’ils produisent. Ce mémoire m’a permis de comprendre que les lesbiennes ont non seulement une histoire à elles, mais aussi un rapport à leurs archives et au numérique bien spécifique. Il m’a ainsi semblé pertinent de consacrer cet article plus spécifiquement aux archives numériques lesbiennes, non seulement, parce que je les connais bien mieux, mais aussi parce qu’il me paraît important de ne pas toujours diluer les spécificités lesbiennes dans l’ensemble plus large des personnes LGBTQI+, même si l’alliance des lesbiennes avec les autres personnes LGBTQI+ est primordiale dans les luttes politiques.

2 Laisser un commentaire sur le paragraphe 2 0 En rédigeant ce mémoire, j’ai moi-même ressenti le « goût de l’archive » numérique face aux sites web que j’ai consultés. J’ai été émue, enthousiasmée, ou même parfois triste, en lisant certains textes ou en voyant des photos de militantes lesbiennes du passé. Mais surtout, puisque j’avais choisi de coupler mon analyse de ces sites web à la réalisation d’entretiens semi-directifs avec des militantes lesbiennes, je me suis intéressée au goût de l’archive (numérique ou non) de mes enquêtées. J’ai aussi pris conscience des changements produits par internet sur l’archivage des contenus lesbiens.

Du goût de l’archive à la fièvre de l’archive : le rapport spécifique des lesbiennes à leur histoire

3 Laisser un commentaire sur le paragraphe 3 0 Dans Le goût de l’archive, Arlette Farge décrit la sensation que peuvent ressentir les historien.ne.s qui consultent un document d’archives, cette impression de « toucher le réel », de voir se dresser « des personnages, silhouettes baroques et claudicantes, dont [les historien.ne.s font] soudain état des habitudes et des défauts, dont [ils/elles] détaille[nt] parfois les bonnes intentions et les formes de vie » [1]FARGE Arlette, 1989, Le gout de l’archive, Le Seuil, p.13. Il me semble que ce qui suscite de l’émotion chez les femmes lesbiennes qui consultent des documents d’archives lesbiennes n’est pas seulement une sincère curiosité liée à une question de recherche, comme cela pouvait être le cas d’Arlette Farge. Une femme lesbienne, qui a accès aux traces d’existence, aux mots, aux photographies, aux vêtements d’une autre lesbienne, peut s’identifier à cette femme du passé à un niveau beaucoup plus intime, car elles ont nécessairement une expérience de vie commune. A des degrés divers bien sûr, selon les époques et leur position au sein des différents rapports sociaux (race, classe, handicap, etc) qui peut ne pas être équivalente, mais tout de même. En cela, je dirais qu’en tant que chercheuse lesbienne, ce que j’ai ressenti face à mon terrain était plus fort qu’un « goût » de l’archive.

4 Laisser un commentaire sur le paragraphe 4 0 La possibilité d’une telle identification a, selon moi, d’autant plus d’importance que l’un des ressorts des discriminations contre les lesbiennes est l’effacement de leur existence : « la constance la plus forte de l’existence lesbienne est son occultation » dit Line Chamberland dans « Le lesbianisme : continuum féminin ou marronnage ? Réflexions féministes pour une théorisation de l’expérience lesbienne » (2005). Une stratégie discriminatoire très efficace, puisque lorsque l’on grandit en pensant que le lesbianisme n’existe pas ou bien qu’il mène forcément à une vie de souffrance, il est difficile de se penser soi-même lesbienne. Découvrir que, non seulement, il existe (beaucoup) d’autres femmes homosexuelles, mais aussi qu’elles ont pensé, écrit, lutté avant soi peut être vertigineux… et libérateur.

5 Laisser un commentaire sur le paragraphe 5 0

« Nous avons besoin de savoir que nous ne sommes pas accidentelles, que notre culture s’est développée et a évolué au cours du temps, que, comme d’autres, nous vivons une histoire sociale composée de vies individuelles, de luttes collectives et de coutumes langagières, vestimentaires et comportementales. En bref, que nous avons l’histoire d’un peuple à raconter[2]NESTLE, 2022, p. 44. »

6 Laisser un commentaire sur le paragraphe 6 0 La découverte des archives lesbiennes peut donc permettre aux femmes homosexuelles de faire communauté, voire de prendre conscience qu’elles font partie d’un groupe de personnes opprimées, qui partagent une histoire militante. Et parfois, de passer à l’action en militant à leur tour.

7 Laisser un commentaire sur le paragraphe 7 0 En France, dans les années 1970 et 1980, certaines militantes lesbiennes se sont intéressées à la question des archives, pour répondre à ce besoin d’accéder aux traces des lesbiennes du passé (Petit, 2021). Cette période coïncide avec celle que j’appelle dans mon mémoire la « première vague lesbienne »[3]Au début de l’un de mes entretiens et alors que je remerciais une militante de consacrer du temps à répondre à mes questions, celle-ci m’a répondu « Oh, eh bien si les lesbiennes de la … Continue reading, autrement dit le moment où les militantes se sont mises à créer des associations, des revues, des émissions de radios, etc [4]Catherine Gonnard a consacré à ce sujet en 2019 une communication à Lausanne intitulée « Réseaux de communication et mouvement LGBT dans les années 70 et 80 ».. A ce moment-là, elles ont récolté tout ce qu’elles pouvaient trouver de lesbien, comme me l’ont expliqué plusieurs de mes enquêtées [5]Il est à noter que ce que les militantes considéraient comme des « archives lesbiennes » n’est pas directement comparable avec les documents papier conservés aux Archives nationales que … Continue reading. Elles ont aussi créé de nouvelles archives, tout comme les militantes féministes à la même époque : recueils de témoignages, films des événements féministes auxquels elles participaient, photographies de leurs camarades de lutte, etc (Gérardin-Laverge, Guaresi et Abbou, 2021). Cette frénésie d’archivage peut être mise en parallèle avec le concept de « mal d’archive » de Jacques Derrida. Le « mal d’archive » est ambivalent, car il est à la fois une souffrance, celle d’être confronté·e à l’absence de traces d’un passé auquel on ne peut pourtant pas échapper, et en même temps, un désir, une passion de l’archive, qui peut être parfois pathologique (Schenk, 2014). D’où la traduction possible de « mal d’archive » en « fièvre de l’archive », que l’on retrouve aussi dans le milieu militant LGBTQI+ [6]Cette interprétation permet également de mieux comprendre le nom du podcast du Collectif LGBTQI, « La fièvre », sous-entendu « de l’archive ».. Pour répondre à cette fièvre de l’archive, les militantes françaises des années 1970-1980 ont créé des centres d’archives dédiées. En France, on peut notamment citer les Archives recherches culture lesbienne (ARCL), nées à Paris en 1983 dans l’appartement de l’historienne Claudie Lesselier (Chantraine, 2021). Quarante ans après, les ARCL existent toujours, mais ont déménagé dans un lieu dédié, au rez-de-chaussée de la Maison des femmes à Paris. Elles sont toujours maintenues par des bénévoles et fréquentées par des femmes lesbiennes militantes et/ou chercheuses.

S’affranchir de l’institution et toucher de nouveaux publics grâce à internet

8 Laisser un commentaire sur le paragraphe 8 0 En 2023, soit quarante ans après la création des ARCL, on peut supposer qu’une partie des contenus lesbiens produits dans le monde se trouvent désormais sur internet. Le web offre en effet aux lesbiennes plus de possibilités, car il est moins coûteux, moins long et moins difficile de créer une page web ou un compte Facebook que d’élaborer et d’imprimer une revue papier, ou bien de convaincre un éditeur de publier un livre. Il permet également de produire des discours qui atteignent des milliers de personnes, même éloignées des grandes villes, voire qui dépassent les frontières de son pays, comme l’explique Claire Blandin dans « Présentation. Le web : de nouvelles pratiques militantes dans l’histoire du féminisme ? » (2017). De plus, le web permet aux lesbiennes d’avoir des retours immédiats sur leurs contenus de la part d’un grand nombre de personnes, via les commentaires s’il s’agit d’un site web ou en recevant des réponses par mail après l’envoi d’une newsletter par exemple. Une interactivité qui a été accentuée par l’émergence des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, ou Instagram (Weil, 2017).

9 Laisser un commentaire sur le paragraphe 9 0 Le web permet également aux projets de valorisation des archives lesbiennes en marge des institutions patrimoniales « officielles » de se créer plus librement dans un contexte où ces institutions ne sont pas toujours sensibles à la question de l’inclusivité de leurs archives. En France, on peut notamment citer le projet Queer code, qui tente de retracer l’histoire de femmes lesbiennes pendant la Seconde guerre mondiale, notamment via la création de cartographies qui contiennent de nombreux liens hypertextes vers des ressources en ligne. Ces cartographies sont le plus souvent construites grâce à la consultation de documents d’archives sous forme physique ou préalablement numérisés lorsqu’ils étaient conservés à l’étranger. On peut également mentionner le site web Clit007, qui propose une version numérisée des anciens numéros de cette revue papier lesbienne suisse du début des années 1980.

Figure 1 : Capture d’écran des couvertures des premiers numéros de la revue Clit007, publiées sur le site web Clit007

10 Laisser un commentaire sur le paragraphe 10 0 Enfin, il existe des comptes, notamment sur Instagram et en anglais (Butchcamp, Lesbian Herstory, etc), qui cherchent à mettre en avant des documents d’archives lesbiennes.

Figure 2 : Capture d’écran du compte Instagram @lesbian_herstory

11 Laisser un commentaire sur le paragraphe 11 0 Dans ces trois cas, la valorisation d’archives physiques sous forme numérique permet de les diffuser plus largement, notamment à un public jeune qui passe beaucoup de temps sur internet, mais aussi à des lesbiennes moins jeunes désireuses de connaître leur histoire sans forcément savoir où chercher. Sans doute ce type d’initiatives peuvent-elles également être utiles aux chercheuses lesbiennes qui souhaiteraient développer des projets de recherche à partir de ces contenus numériques. On pourrait tout à fait imaginer, par exemple, une recherche sur l’histoire des lesbiennes pendant la Seconde guerre mondiale, qui serait menée à partir des documents trouvés sur le site du projet Queer code. On pourrait aussi penser à une histoire de la presse lesbienne suisse, ou bien à une recherche en linguistique sur l’utilisation de certains termes spécifiques par les lesbiennes dans les années 1980, grâce à la diffusion des numéros de Clit007 en version numérisée.

12 Laisser un commentaire sur le paragraphe 12 0 Il existe également des projets qui cherchent à produire de nouvelles archives nativement numériques. Les archives lesbiennes de New York ont, par exemple, lancé en 2021 un projet de collecte de vidéos de femmes lesbiennes de plus de 60 ans qui racontent leur histoire. Ces témoignages sont visibles sur un site web dédié. On peut également citer l’initiative « Mémoire lesbienne militante », qui met à disposition des témoignages retranscrits de femmes lesbiennes, sous la forme d’articles de blog.

13 Laisser un commentaire sur le paragraphe 13 0 Le gros avantage de ces projets est qu’ils ne nécessitent pas que leurs créatrices soient archivistes professionnelles. Elles n’ont pas non plus à se soumettre aux choix des archivistes, auxquel.le.s elles ne font pas toujours confiance pour conserver les contenus lesbiens, car ils/elles représentent souvent à leurs yeux l’institution qui les discrimine (Rouch, 2017). De plus, si elles ne sont souvent pas archivistes professionnelles, certaines femmes lesbiennes et même, de manière plus large, certaines personnes LGBTQI+, développent parfois leurs propres pratiques. On peut, par exemple, citer la plateforme Big Tata, qui propose des formations en accès libre au catalogage de ressources numériques et au développement de l’emprunt en bibliothèque. Dans le cas de Big Tata, c’est même en partie sur le partage de ces connaissances documentaires et archivistiques sur internet que repose la communauté.

Contraintes techniques et risque d’oubli : des contenus lesbiens en ligne difficiles à conserver

14 Laisser un commentaire sur le paragraphe 14 0 Comme pour d’autres supports, de nombreuses questions se posent en ce moment : ces contenus numériques sont-ils conservés quelque part de manière pérenne ? est-ce possible de les collecter massivement, comme le faisaient les militantes des années 1970 et 1980 avec les traces physiques d’existence lesbienne ?

15 Laisser un commentaire sur le paragraphe 15 0 Ces questions sont épineuses, car on trouve des contenus numériques lesbiens sur une multitude de supports qui n’existaient pas à l’époque des militantes de la première vague lesbienne (sites web, blogs, publications sur les réseaux sociaux, newsletters, vidéos et podcasts en format numérique, etc) et que tous ces supports souffrent de la fragilité inhérente à tout objet numérique. Dans un article publié en 2016, Sophie Gebeil reprend les travaux de Brewster Kahle, qui estimait en 2011 que « la durée de vie d’une page Web avant qu’elle ne soit supprimée ou modifiée était de cent jours » (Gebeil, 2016, p.187). Le récent rachat de Twitter par Elon Musk est aussi une très bonne illustration de cette fragilité : les réseaux sociaux dépendent de sociétés privées, face auxquelles nous sommes en grande partie impuissant.e.s. Et la suppression d’un compte Twitter peut représenter des milliers, voire des dizaines de milliers de tweets qui disparaissent. Autre problème : ces contenus subissent de plein fouet la censure des algorithmes, qui rendent souvent difficile la diffusion de contenus lesbiens sur le web, notamment sur les réseaux sociaux (voir cet article). D’autres personnes reprochent également à l’algorithme de Google de n’afficher que des contenus pornographiques lorsque l’on effectue une recherche avec le terme « lesbienne », ce qui contribue à l’invisibilisation des contenus lesbiens non pornographiques sur internet (voir cet article).

16 Laisser un commentaire sur le paragraphe 16 0 Le fait de compter sur le Web pour publier et diffuser du contenu lesbien pose également un autre problème de taille à celles qui souhaiteraient en garder trace : ces contenus sont difficiles à archiver, au même titre que tout contenu publié sur le web. Parfois, simplement parce qu’ils ne sont pas considérés comme des archives à part entière par les lesbiennes qui les ont créés, qui ne pensent donc pas à les conserver. C’est ce que m’a expliqué l’une de mes enquêtées. Mais il y a aussi des raisons techniques à cela. En effet, si l’on ne dispose pas des moyens techniques et financiers nécessaires à la conservation numérique, il peut parfois être préférable de conserver un document sous forme papier, qu’il s’agisse d’un site web de valorisation d’archives, ou des documents d’archives numériques eux-mêmes. Comme l’expliquent Jean-Charles Hourcade, Franck Laloë et Erich Spitz dans Longévité de l’information numérique (2010) [7]HOURCADE Jean-Charles, LALOË Franck et SPITZ Erich, 2010, Longévité de l’information numérique. Les données que nous voulons garder vont-elles s’effacer ?, EDP Sciences, lorsque l’on stocke des informations numériques sur une longue période, il faut pouvoir régulièrement recopier les données accompagnées de leurs métadonnées vers des supports neufs, ce qui nécessite des personnes formées et un environnement technique adapté.

17 Laisser un commentaire sur le paragraphe 17 0 En cela, l’exemple des Goudous télématiques, un service lesbien sur Minitel qui a existé dans les années 1980, est particulièrement éclairant. En effet, les militantes qui géraient ce service étaient amatrices et bénévoles. Elles ne disposaient donc pas des compétences et des moyens nécessaires pour pérenniser des données numériques crées sur Minitel (Chaplin, 2014). Puisqu’il n’est plus possible aujourd’hui d’utiliser un Minitel, il aurait fallu pouvoir récupérer ces données sur un support qui permettrait toujours leur lecture, ce qui n’a pas pu être fait. Par conséquent, les seules archives qui témoignent de l’existence des Goudous télématiques sont conservées sous la forme d’un dossier administratif papier aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine (cote 2749W32) [8]Cette information m’a été donnée par Lydie Porée, archiviste aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine.. Quelques archives papier sont également encore stockées chez des militantes. Le risque est donc important et semble aussi grand que le contenu publié soit lesbien ou non, à ceci près que les lesbiennes entretiennent un rapport spécifique avec le web. D’après la sociologue Natacha Chetcuti, le web leur permet « d’acquérir des représentations partageables (…) en [les] aidant à se retrouver autour d’une culture identitaire commune » (Chetcuti, 2014, p. 39), dans une société où elles sont discriminées. Ainsi, on trouve sur le web des contenus lesbiens qui n’existent pas ailleurs. Pour reprendre l’exemple des Goudous télématiques, si la perte de toutes les traces de ce service est si dramatique, c’est justement parce que les lesbiennes se sont servies à l’époque du Minitel pour échanger autour de sujets (problèmes de cœur, conversations politiques, agenda lesbien, etc) qu’elles ne pouvaient évoquer ouvertement ailleurs.

18 Laisser un commentaire sur le paragraphe 18 0 Il existe tout de même des institutions patrimoniales comme la Bibliothèque nationale de France (BnF), l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et Internet Archive, qui archivent le web avec des ressources financières et humaines bien supérieures à celles dont disposent les femmes lesbiennes qui ne sont pas archivistes professionnelles. Cependant, comme l’expliquent Francesca Musiani, Camille Paloque-Bergès, Valérie Schafer et Benjamin G. Thierry,

19 Laisser un commentaire sur le paragraphe 19 0

« lorsque l’on évoque l’archive du Web, il faut se figurer un objet singulier, interactif, luide et non figé. Mais aussi une archive qui, bien qu’elle ressemble au Web du passé, n’en est pas la copie conforme et peut selon les fonds prendre des formes distinctes, enchâssées dans des interfaces, supportées par des techniques qui livrent des résultats visuellement différents. » (Musiani et al., 2019, p. 10.)

20 Laisser un commentaire sur le paragraphe 20 0 Une archive du web n’est donc pas le site web lui-même, mais un contenu reconstruit à partir des morceaux du site web récoltés. Elle peut donc être incomplète : images et/ou vidéos manquantes, pages non archivées, etc.

Figure 3 : Capture d’écran de la Wayback machine d’Internet Archive. On voit ici qu’un onglet du site web des ARCL n’a pas été archivé

21 Laisser un commentaire sur le paragraphe 21 0 Le problème se pose de manière encore plus aiguë pour les contenus postés sur les réseaux sociaux ou envoyés par mail comme les newsletters. En effet, la BnF, l’INA et Internet Archive, comme me l’ont confirmé certain.e.s de mes enquêté.e.s employé.e.s par ces structures, ne parviennent pas à archiver correctement Facebook et Instagram, en raison des contraintes imposées par leur entreprise mère, Meta. Les institutions patrimoniales n’ont, de plus, pas accès aux contenus mails, qui demeurent pour toujours sur les ordinateurs de leurs destinataires, à condition qu’ils/elles ne les aient pas purement et simplement supprimés.

22 Laisser un commentaire sur le paragraphe 22 0 Enfin, je pense qu’il ne faut pas oublier une dernière conséquence de la migration massive des contenus lesbiens sur internet : le risque que les femmes lesbiennes oublient qu’il existe toujours des archives physiques, voire n’aient plus conscience de l’existence de centres d’archives comme les ARCL. L’une de mes enquêtées me parlait de ce risque, m’expliquant que les ARCL étaient associées plutôt aux années 1970-1980 et qu’elles n’étaient donc pas beaucoup fréquentées par les jeunes lesbiennes. On peut donc se demander ce que ces lieux vont devenir, lorsque les militantes qui les maintiennent toujours, aujourd’hui assez âgées, ne seront plus là.

Conclusion

23 Laisser un commentaire sur le paragraphe 23 0 Malgré leurs inconvénients, notamment en termes de conservation pérenne, de nombreux projets de valorisation et de création d’archives lesbiennes fleurissent sur internet depuis plusieurs années. Peut-on cependant comparer cela aux démarches frénétiques des militantes lesbiennes des années 1970 et 1980, qui accumulaient les documents lesbiens dans leur appartement, puis dans des lieux dédiés, pour garder trace de l’existence d’autres femmes qui leur ressemblaient ?

24 Laisser un commentaire sur le paragraphe 24 0 La plupart du temps, ces initiatives numériques cherchent à diffuser des contenus qui sont déjà considérés comme des documents d’archives (magazines et livres papier, photographies numérisées, etc). Si les créatrices de ces projets pensent à conserver ces documents, pensent-elles également à conserver le support nativement numérique ainsi créé (site web, blog, compte sur les réseaux sociaux, newsletter, etc) ? D’après les entretiens que j’ai menés pendant cette année de master, il semblerait que ce ne soit pas toujours le cas. Mais finalement, n’était-ce pas aussi le cas des militantes des années 1970 et 1980, dont l’urgence était d’abord de conserver des traces d’existence lesbienne, avant de penser à la pérennité du lieu dans lequel étaient conservés ces documents ? Si les ARCL ou le centre d’archives lesbiennes de New York existent toujours, c’est parce que les militantes ont pris conscience par la suite que les lieux qu’elles avaient créés devaient aussi survivre. C’est pour cela qu’elles ont choisi de transférer les archives récoltées dans des lieux dédiés, après avoir d’abord réquisitionné leur propre appartement. Elles tentent également aujourd’hui de former de jeunes bénévoles aux pratiques archivistiques, afin d’assurer la pérennité de leur projet.

25 Laisser un commentaire sur le paragraphe 25 0 Pourrait-on imaginer l’existence de telles communautés autour des archives nativement numériques lesbiennes ? Dans un article intitulé « Produire des archives lesbiennes : transmissions communautaires et connexions temporelles » (2021), Mathilde Petit évoque la notion de « prise de conscience archivistique ». Selon elle, c’est en faisait comprendre aux lesbiennes l’importance de produire et de conserver leurs archives, notamment en pensant à leurs destinataires, que les archives lesbiennes auront une chance de survivre dans le temps. J’espère donc que les projets numériques de valorisation d’archives feront l’objet d’une prise de conscience archivistique parmi davantage de lesbiennes. Et si mon mémoire ainsi que ce présent article pouvaient être une petite pierre à ce grand édifice, j’en serais très fière.

Bibliographie

26 Laisser un commentaire sur le paragraphe 26 0 BLANDIN Claire, 2017, « Présentation. Le web : de nouvelles pratiques militantes dans l’histoire du féminisme ? », Réseaux [en ligne], vol.201, nᵒ1, p.9‑17, [consulté le 7 février 2022], disponible à cette adresse : https://www.cairn.info/revue-reseaux2017-1-page-9.htm

27 Laisser un commentaire sur le paragraphe 27 0 CHAMBERLAND Line, 2005, « Le lesbianisme : continuum féminin ou marronnage? Réfléxions féministes pour une théorisation de l’expérience lesbienne », Recherches féministes [en ligne], vol. 2, nᵒ 2, [consulté le 15 janvier 2023], disponible à l’adresse : https://doi.org/10.7202/057563ar

28 Laisser un commentaire sur le paragraphe 28 0 CHANTRAINE Renaud, 2021, La mémoire en morceaux. Une ethnographie de la patrimonialisation des minorités LGBTQI et de la lutte contre le sida [en ligne], EHESS, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, [consulté le 11 février 2022], disponible à l’adresse : https://www.theses.fr/250386429

29 Laisser un commentaire sur le paragraphe 29 0 CHAPLIN Tamara, 2014, « Lesbians Online: Queer Identity and Community Formation on the French Minitel », Journal of the History of Sexuality [en ligne], vol.23, p.451-472, [consulté le 14 avril 2022], disponible à l’adresse : https://www.jstor.org/stable/24616591

30 Laisser un commentaire sur le paragraphe 30 0 CHETCUTI Natacha, 2014, « Autonomination lesbienne avec les réseaux numériques », Hermès [en ligne], vol.69, n°2, p.39-41, [consulté le 15 janvier 2022], disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2014-2-page39.htm

31 Laisser un commentaire sur le paragraphe 31 0 FARGE Arlette, 1989, Le gout de l’archive, Le Seuil

32 Laisser un commentaire sur le paragraphe 32 0 GEBEIL Sophie, 2021, Website story. Histoire, mémoires et archives du Web, INA Editions

33 Laisser un commentaire sur le paragraphe 33 0 GERARDIN-LAVERGE Mona, GUARESI Magali et ABBOU Julie, 2021, « Archives, genre, sexualités, discours », GLAD! [en ligne], nᵒ11, [consulté le 15 mars 2022], disponible à l’adresse : https://journals.openedition.org/glad/3638

34 Laisser un commentaire sur le paragraphe 34 0 HOURCADE Jean-Charles, LALOË Franck et SPITZ Erich, 2010, Longévité de l’information numérique. Les données que nous voulons garder vont-elles s’effacer ?, EDP Sciences

35 Laisser un commentaire sur le paragraphe 35 0 MUSIANI et al., 2019, Qu’est-ce qu’une archive du web ? [en ligne], OpenEdition Press, [consulté le 19 février 2022], disponible à l’adresse : https://books.openedition.org/oep/8713  

36 Laisser un commentaire sur le paragraphe 36 0 NESTLE Joan, 2022, Fem, Hystériques & AssociéEs

37 Laisser un commentaire sur le paragraphe 37 0 PETIT Mathilde, 2021, « Produire des archives lesbiennes : transmissions communautaires et connexions temporelles », GLAD! [en ligne], vol. 11, [consulté le 12 mars 2022], disponible à l’adresse : https://journals.openedition.org/glad/3079

38 Laisser un commentaire sur le paragraphe 38 0 ROUCH Marine, 2017, « Les féministes et leurs archives », dans BLUM Françoise, Genre de l’archive. Constitution et transmission des mémoires militantes [en ligne], CODHOS, [consulté le 5 avril 2022], disponible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01616971/document  

39 Laisser un commentaire sur le paragraphe 39 0 SCHENK Dietmar, 2014, « Pouvoir de l’archive et vérité historique », Écrire l’histoire [en ligne], n°13-14, [consulté le 09 juillet 2022], disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/elh/463

40 Laisser un commentaire sur le paragraphe 40 0 WEIL Armelle, 2017, « Vers un militantisme virtuel ? Pratiques et engagement féministe sur Internet », Nouvelles Questions Féministes [en ligne], vol.36, n°2, p.6684, [consulté le 15 février 2022], disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2017-2-page-66.htm

Références

Références
1 FARGE Arlette, 1989, Le gout de l’archive, Le Seuil, p.13
2 NESTLE, 2022, p. 44
3 Au début de l’un de mes entretiens et alors que je remerciais une militante de consacrer du temps à répondre à mes questions, celle-ci m’a répondu « Oh, eh bien si les lesbiennes de la première vague ne peuvent pas aider celles de la deuxième ! ». En disant cela, elle se considérait elle-même comme une lesbienne de la « première vague », là où j’étais à ses yeux une lesbienne de la « deuxième vague ».
4 Catherine Gonnard a consacré à ce sujet en 2019 une communication à Lausanne intitulée « Réseaux de communication et mouvement LGBT dans les années 70 et 80 ».
5 Il est à noter que ce que les militantes considéraient comme des « archives lesbiennes » n’est pas directement comparable avec les documents papier conservés aux Archives nationales que consultait Arlette Farge lorsqu’elle a écrit Le goût de l’archive. Pour ces femmes, une archive lesbienne correspondait à toute trace d’existence lesbienne. Cela peut être un livre, un film, une affiche, un pin’s, ou une photographie, par exemple. Donc toute « trace ».
6 Cette interprétation permet également de mieux comprendre le nom du podcast du Collectif LGBTQI, « La fièvre », sous-entendu « de l’archive ».
7 HOURCADE Jean-Charles, LALOË Franck et SPITZ Erich, 2010, Longévité de l’information numérique. Les données que nous voulons garder vont-elles s’effacer ?, EDP Sciences
8 Cette information m’a été donnée par Lydie Porée, archiviste aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine.

Source :http://gout-numerique.net/table-of-contents/archives-nees-numeriques/du-gout-a-la-fievre-reflexions-autour-des-archives-nativement-numeriques-lesbiennes