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« Tout a commencé dès le siècle dernier : un tournant numérique salutaire pour l’INA et ses archives »

1 Laisser un commentaire sur le paragraphe 1 0 Membre associé de l’université Paris-Lumière depuis 2015, l’INA a cofinancé en 2017-2018 une recherche postdoctorale dans le cadre du programme de recherche TREND portant sur le numérique et les industries culturelles. 

2 Laisser un commentaire sur le paragraphe 2 0 En effet, dans son processus de collecte d’archives (captation du dépôt légal de la radio et de la télévision mis en œuvre à partir de 1995), dans sa politique de préservation (Plan de sauvegarde numérique des collections entrepris dès la fin des années 1990) comme dans sa politique d’accès (plateforme inamediapro.fr à destination des professionnels de l’audiovisuel lancée en 2004 ; site ina.fr à destination du grand public lancé en 2006), l’INA s’est rapidement et fortement appuyé sur les services offerts par la fibre, la numérisation, internet etc. En moins de deux décennies, des archives audiovisuelles étaient devenues accessibles en un clic, réutilisables. Mais à quel prix ?

3 Laisser un commentaire sur le paragraphe 3 0 Le programme TREND présente l’intérêt de conjuguer une analyse axée sur l’histoire des transformations d’une entreprise culturelle, ici l’INA, et une approche sociologique portant sur les évolutions vécues par les acteurs, ici les salariés. La proposition formulée par Violaine Roussel, professeure de science politique à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, de confier une étude centrée sur l’INA à un post-doctorant en sociologie a immédiatement été acceptée.

4 Laisser un commentaire sur le paragraphe 4 0 Sous la direction de Violaine Roussel, Maxime Boidy a mené un travail de recherche d’une année sur la place du numérique à l’INA, afin d’étudier l’impact du Plan de sauvegarde et de numérisation (PSN) sur les métiers et missions de l’INA depuis la fin des années 1990 jusque vers 2010.

5 Laisser un commentaire sur le paragraphe 5 0 Le rapport remis par Maxime Boidy en décembre 2018, intitulé « Numérique et industries culturelles. Éléments pour une sociohistoire du Plan de sauvegarde et de numérisation (PSN) de l’Institut national de l’audiovisuel » a été construit à partir de l’étude des archives de l’institut ainsi que des données rassemblées au cours de vingt-deux entretiens semi-directifs réalisés auprès de salariés ou anciens collaborateurs de l’INA.

6 Laisser un commentaire sur le paragraphe 6 0 Sa lecture nous permet de dégager plusieurs questionnements autour de la matérialité/immatérialité des archives audiovisuelles, des diverses représentations du numérique parfois génératrices de tensions ; autant d’interrogations qui amènent à enrichir notre interprétation de la supposée « révolution numérique ». Nous avons soumis ces questionnements à l’auteur.

7 Laisser un commentaire sur le paragraphe 7 0 Agnès Magnien est archiviste-paléographe, conservatrice générale du patrimoine, depuis 2014 directrice déléguée aux collections à l’Institut national de l’audiovisuel, après avoir été Directrice des Archives nationales de France en 2011. Elle dispose d’une expérience de 20 années dans le domaine du patrimoine écrit, audiovisuel et numérique doublée d’une expérience dans le domaine de la gestion des collectivités en tant que directrice générale adjointe en charge des questions éducatives et culturelles au Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis pendant 9 ans.

Matérialité/immatérialité

8 Laisser un commentaire sur le paragraphe 8 0 Agnès Magnien : Autrefois, il n’y a pas si longtemps, les archives audiovisuelles, produites exclusivement sur support physique (pellicule film, bande vidéo, etc.) étaient visibles, matériellement parlant. Aujourd’hui nativement numériques ou, pour les précédentes, numérisées, elles ne le sont plus ; c’est un comble. Paradoxalement, cette dématérialisation, en permettant d’offrir aux publics un accès aux archives via internet, a considérablement accru la visibilité publique non seulement des archives elles-mêmes, mais aussi de l’INA en tant qu’institution. Comment a été vécu ce paradoxe au sein de l’INA : a-t-on d’emblée perçu une possible complémentarité entre préservation et valorisation ? Les salariés se sont-ils sentis remis en cause, écartelés, encouragés ?

9 Laisser un commentaire sur le paragraphe 9 0 Maxime Boidy : Plusieurs facteurs interviennent dans le lancement du PSN. La mise en œuvre effective du plan a lieu durant une période qui s’étend en gros du printemps 1999 au printemps 2001. Cette période de deux ans suit immédiatement un épisode de crise dans l’institut, dont la pérennité n’est alors plus garantie. Certes, sa précarité est un fait établi dès sa création en 1974 : « L’INA est né d’un oubli », a écrit à ce propos Emmanuel Hoog, l’un de ses présidents emblématiques, dans un ouvrage retraçant son histoire. Il s’agit de l’oubli de certaines missions fondamentales de l’ORTF par les pouvoirs publics au moment de son démantèlement en sociétés distinctes : mission patrimoniale de gestion des archives, mais aussi missions de production audiovisuelle, de formation technique et de recherche fondamentale. Or à la fin des années 1990, la crise est grave, plus profonde. Et elle intervient au moment où le numérique gagne progressivement en importance dans tous les secteurs de la société française. 

10 Laisser un commentaire sur le paragraphe 10 0 Qu’advient-il de ces diverses missions de l’INA avec le PSN ? La phase initiale du plan entre 1999 et 2001 ne se fait pas sans heurts. Par l’intermédiaire de son président de l’époque, Francis Beck, l’INA est amené à signer un « Contrat d’objectifs et de moyens » avec ses tutelles, contrat qui couvre la période 2000-2003. Ce type de feuille de route participe d’une transformation générale des politiques publiques à cette époque, bien que celle-ci s’applique à l’organisation bien spécifique de l’institut. Ce contrat reconfigure trois missions principales en termes nouveaux : la conservation du patrimoine audiovisuel, sa valorisation et une troisième mission, la « diffusion de l’innovation » – formule ternaire qui appuie le recentrage de l’institut sur une mission patrimoniale à laquelle sont dorénavant rapportées la production, la formation et la recherche. La valorisation des archives devient le rouage principal de l’INA, qu’elle est loin d’avoir toujours été par le passé.

11 Laisser un commentaire sur le paragraphe 11 0 Sur le plan humain non plus, les choses ne se font pas sans mal. Je l’ai dit, la crise est profonde, et le lancement d’un programme qui redessine la hiérarchie des missions, et donc des métiers de l’INA, suscite des craintes légitimes. Néanmoins, le PSN va avoir un effet important à ce niveau : celui d’une cohésion interne progressive. Comme me l’a confié Max Benoît, secrétaire général de l’INA entre 1992 et 1998, et acteur important de la mise en œuvre stratégique du plan, le numérique est immédiatement présenté, sinon immédiatement perçu, comme n’étant pas qu’une affaire d’informaticiens et de spécialistes : « C’est l’affaire de tout le monde ». Du reste, on voit déjà apparaître là un élément capital mis en évidence et renseigné par le travail d’enquête. Le numérique ne peut être pensé comme un phénomène ou comme une donnée purement technique. Il recoupe toujours d’autres aspects : sociaux, professionnels, économiques, humains. 

12 Laisser un commentaire sur le paragraphe 12 0 Quant aux transformations induites par-delà le niveau macroscopique des organigrammes et des leviers de financement, elles sont nombreuses. Certaines se jouent à des échelles microscopiques et elles accompagnent un souhait de mise en valeur des archives, qui est bien réel au sommet de la hiérarchie. Cela est suffisamment étonnant pour être relevé : Max Benoît, entré à l’INA dès sa création en 1974, salarié « historique » de l’institut, pourrait-on dire, n’a vu des archives en interne qu’au moment où la numérisation l’a permis, durant cette phase pionnière du PSN. Ainsi les premiers bénéficiaires des archives numérisées furent certains salariés de l’INA, celles et ceux que des tâches par ailleurs indispensables, qu’elles soient administratives ou gestionnaires, tenaient loin des images et des sons. Cela donne une idée de l’enjeu de la numérisation sur la cohésion interne des personnels. D’autre part, cet engouement devance celui qui naîtra auprès du grand public au moment du lancement du site ina.fr en 2006.

13 Laisser un commentaire sur le paragraphe 13 0 AM : Comme l’avancent parfois les détracteurs du « tout numérique », les transformations issues de la numérisation créeraient un monde immatériel et insensible. Dans le cas de l’INA, les salariés ont-ils depuis perdu la « sensation » des archives ? Y a-t-il eu une transformation profonde dans le rapport à la matérialité ? Que sait-on de l’impact sur le public, les chercheurs à l’Inathèque, la salle de consultation des archives de l’INA ?

14 Laisser un commentaire sur le paragraphe 14 0 MB : Avec l’extension de la numérisation, le rapport à la matérialité s’est globalement déplacé. Ce n’est pas qu’un fait inhérent à l’INA : cela se retrouve jusque dans nos pratiques quotidiennes de l’image. Nous avons bien souvent remplacé nos albums photo papier par des disques durs sur lesquels nos archives sont conservées. L’INA a fait pareil en remplaçant et en redoublant des archives matérialisées sur pellicule ou sur bande par des fichiers numériques. Il y a là un « transfert » de matérialité, pourrait-on dire, que la notion souvent avancée de « dématérialisation » vient opacifier. Un serveur est un dispositif matériel ; le disque dur de notre ordinateur personnel l’est aussi ; la panne en est la preuve. Simplement, il y a des reconfigurations de matérialité, associées aux effets de visibilité dont nous parlions tout à l’heure. Le fichier numérique fait disparaître une certaine visibilité de l’archive matérielle (la boîte de film, le support cassette, …) tout en tendant à accroître la visibilité publique du contenu, son accessibilité.

15 Laisser un commentaire sur le paragraphe 15 0 L’exemple domestique de l’album familial est utile pour comprendre l’enjeu global de la numérisation. À la fin des années 1990, l’INA abrite en son sein des personnels dédiés à la conservation de la gigantesque collection dont elle a la charge. Au moment du lancement du PSN, la transformation professionnelle est profonde, en particulier pour certains métiers comme ceux de la documentation. Les savoirs documentaires, les descriptions de contenus, indispensables lorsqu’on doit avoir accès au détail d’une archive sans pouvoir la consulter directement, sont bouleversés par l’accès numérique. Plus besoin d’un descriptif verbal pour palier l’impossibilité de voir l’image si l’image peut être vue ; tout un chacun peut alors se faire documentaliste amateur afin de trouver ce qu’il cherche. Certes, le processus n’est pas total, et les savoirs documentaires subsistent à l’ère du numérique – en particulier à destination des chercheurs universitaires via l’Inathèque, en effet. Mais on imagine là ce qu’ont pu ressentir certaines catégories de personnels au moment où le PSN prend de l’ampleur : « On n’aura plus besoin de nous ». 

Contradictions et tensions liées au numérique

16 Laisser un commentaire sur le paragraphe 16 0 AM : Être précurseur, c’est aussi s’exposer à de nouveaux enjeux, souvent mal connus. Peut-on revenir sur les effets produits par l’introduction volontariste du numérique dans les activités de l’INA ? Quelles ont été les contradictions, voire les tensions internes induites par le PSN entre les salariés ? Quels ont été les conséquences sur la mise en œuvre des missions de l’INA ? Des choix ont-ils vu le jour, comme par exemple le fait de chercher à amplifier les activités de commercialisation des extraits au détriment de la mission patrimoniale ?

17 Laisser un commentaire sur le paragraphe 17 0 MB : Les contradictions principales qui ont émergé ont trait à des représentations hétérogènes du numérique au sein de l’institut. C’est un fait intéressant car cela montre à nouveau qu’hier comme aujourd’hui, le numérique n’est en rien un phénomène unifié, homogène, réductible à la technologie en dernière instance. Cela tient à la diversité des positionnements des acteurs au sein de l’entreprise, au cours de leur carrière. Mais, et j’insiste, si cela est évidemment vécu à l’échelle individuelle, cela n’a rien de subjectif au sens où ce sont bel et bien des corps de métiers qui voient la transformation s’opérer. Les uns constatent que leur périmètre d’action s’élargit tandis que d’autres craignent de voir le leur se réduire comme peau de chagrin ; c’est le cas des documentalistes évoquées à l’instant. Lors du lancement du PSN, ce type de contradiction s’exemplifie par la relation entre métiers documentaires et métiers commerciaux. Les seconds ont de moins en moins besoin des premiers pour agir étant donné que l’accessibilité de l’archive permet aux commerciaux de traiter directement avec les clients de l’INA. 

18 Laisser un commentaire sur le paragraphe 18 0 Sont-ce des tensions ou des contradictions propres à l’INA ? Oui et non. Oui, car dès 1974, l’INA est un EPIC, un « établissement public à caractère industriel et commercial ». L’institut a donc vocation, par définition, non seulement à conserver ses archives, mais à les exploiter et à les vendre. Cette contradiction, si c’en est une, est donc bien inhérente à l’INA et n’a même rien à voir avec le numérique : c’est affaire de conjuguer mission de service public et mission commerciale. On imagine, et ce fait est documenté par les entretiens menés durant l’enquête, qu’il y a là matière à un sévère conflit de représentations selon qu’on conçoit ou non qu’une activité commerciale (et l’idée attenante de « rentabilité ») fasse tout bonnement partie de l’idéal du service public. Or avec le PSN, la numérisation facilite la commercialisation des archives ; l’activité commerciale va gagner en ampleur.

19 Laisser un commentaire sur le paragraphe 19 0 Contradictions « propres » à l’INA : non, dans une autre mesure. Car l’INA s’inscrit alors dans une économie numérique naissante, qui est devenue celle que nous connaissons aujourd’hui. Ce fut le coup de maître du projet ina.fr d’avoir assis une place centrale à l’INA dès 2006, dans cette économie mondialisée encore en devenir. Mais comme me l’a confié sa maîtresse d’œuvre, Safia D’Ziri, « il fallait à la fois tenir la pression interne et tenir la pression externe » pour mener ce projet à terme ; c’est-à-dire que l’INA était certes confronté à des tensions et des contradictions en son sein, mais aussi à des mouvements macroéconomiques sur lesquels l’institut avait peu, voire aucune prise. Rien de « propre » à l’INA, donc. Et je dois ajouter que cela n’a rien d’inhérent non plus à son statut d’entreprise publique projetée dans un marché concurrentiel. On a vu ailleurs des entreprises privées ébranlées par des contradictions gigantesques entre leurs secteurs d’activités. Lorsque l’on est à la fois une maison de disques et un fabriquant de supports vierges destinés à la production de copies numériques pirates, on ne peut qu’être confronté à une contradiction ouverte, un secteur tendant à annihiler les bénéfices de l’autre. 

20 Laisser un commentaire sur le paragraphe 20 0 AM : Il semble que, pour beaucoup, la conservation numérique, peu gourmande en espaces physiques de stockage, soit une solution idéale pour économiser les surfaces et donc les coûts immobiliers. Quelles ont été les conséquences de la numérisation quant aux enjeux de conservation à l’INA : l’organisation de la gestion des archives a-t-elle été transformée, a-t-on décidé d’éliminer les supports physiques, la question de la préservation a-t-elle été définitivement réglée ?

21 Laisser un commentaire sur le paragraphe 21 0 MB : La conservation numérique semble en effet induire, à première vue, des facilités et des réductions de coût de cet ordre. Néanmoins, nous l’avons abordé auparavant, il s’agit d’une transformation de la matérialité et non d’une « dématérialisation » stricto sensu. La question du devenir des supports analogiques, une fois la numérisation effectuée, est sans doute la meilleure manière de poser cette équation : peut-on les éliminer ? Et si non, une dématérialisation s’est-elle véritablement produite étant donné que l’on continue à compter avec la conservation des supports matériels originaux ? Dans le cas de l’INA, la réponse sortie des entretiens est effectivement : non, les supports originaux ne sont pas détruits, sauf en cas de doublons identifiés durant l’inventaire de numérisation. En premier lieu, on ne détruit pas parce qu’il est toujours possible d’envisager, au fil des innovations technologiques, la possibilité de produire une numérisation de meilleure qualité d’un support original, et donc une « meilleure archive » à terme. Cela a aussi modifié l’organisation de la gestion des archives au fil du temps, effectivement. Dans la phase initiale du PSN, la numérisation impliquait de produire des fichiers de différentes qualités : qualité moindre et taille restreinte pour des fichiers de consultation courante, qualité haute et support « lourd » pour garantir la conservation à long terme.

22 Laisser un commentaire sur le paragraphe 22 0 D’un autre côté, ce thème amène à poser des questions complexes. La copie numérique est-elle une copie ou un nouvel original, avec un savoir-faire et une qualité augmentée ? Il y a là matière à théoriser pour les penseurs du numérique. La réponse la plus simple revient à dire que la copie est destinée à devenir un original à terme, du fait de la destruction inéluctable des supports analogiques, à commencer par les plus fragiles – les efforts de préservation en la matière ne peuvent que retarder ce processus, dont la prise de conscience est aussi à l’origine du PSN. Ces « originaux numériques » seront eux-mêmes condamnés à migrer, à être recopiés afin d’être préservés. C’est la seconde prise de conscience majeure, une fois le PSN lancé : les archives ne pourront jamais être numérisées une fois pour toutes ; il faudra constamment accompagner un processus de migration, certes considérablement moins lourd que l’opération de numérisation initiale – qui va souvent de pair avec des opérations de restauration plus ou moins importantes. La recherche au sein de l’INA s’est consacrée à ces restaurations, avec des résultats parfois étonnants. Il est ainsi désormais possible de numériser certains supports fragiles, abimés, voire littéralement en miettes tels des disques anciens, sans même nécessiter de contact physique avec l’archive. 

23 Laisser un commentaire sur le paragraphe 23 0 Dernier point, et non des moindres : celui des lecteurs. À la différence du livre, par exemple, pour lequel la valeur de l’original se pose différemment au prisme de la numérisation, l’archive audiovisuelle est profondément dépendante de la préservation des lecteurs nécessaires à sa consultation. Que vaut une archive cassette originale si l’on ne possède plus de magnétoscope adapté pour la lire ? Cette question peut se poser à nouveau en termes domestiques pour les derniers possesseurs de supports VHS, qui constituaient la norme de commercialisation des films durant les années 1980-1990. Ces supports peuplent aujourd’hui les brocantes, occupent nos débarras, et tandis que leur qualité se détériore, bien rares sont les lecteurs encore en état de marche pour les lire. Il en va de même, à une échelle bien plus importante, pour l’INA. 

« Révolution » numérique

24 Laisser un commentaire sur le paragraphe 24 0 AM : Nous vivons de nos jours une « révolution numérique », génératrice de développements et de fractures : cette transformation digitale de l’INA ne s’est-elle pas déjà produite depuis longtemps ? Et d’ailleurs, est-il juste de dire qu’il y a eu une « révolution » numérique à l’INA ? 

25 Laisser un commentaire sur le paragraphe 25 0 MB : Y a-t-il eu une révolution numérique à l’INA ? Oui et non, encore une fois. Oui au sens d’une accélération sans retour : l’entreprise a été profondément bouleversée en un temps très bref. Entre le lancement du PSN en 1999, les premières numérisations d’archives et le lancement du site internet ina.fr en 2006, offrant l’accès public aux archives, il s’est écoulé à peine sept ans. Sept années au terme desquelles l’INA est passé du statut d’entreprise publique inconnue ou presque du grand public à celui d’acteur majeur d’un paysage audiovisuel reconfiguré par la vague numérique insufflée dans nos vies quotidiennes. 

26 Laisser un commentaire sur le paragraphe 26 0 L’idée de « révolution » est toutefois ambigüe et ce, bien au-delà du numérique, au sens où elle peut impliquer un effet d’annonce qui participe du phénomène que le terme est censé décrire. Concrètement, si certains secteurs de l’INA ont connu un incontestable bouleversement, d’autres avaient déjà apprivoisé la numérisation de longue date, en particulier dans les secteurs techniques. Jean Varra, maître d’œuvre du PSN, qui, à l’instar de Max Benoît, compte au nombre des salariés historiques de l’INA entrés dès les années 1970, me l’a confirmé en entretien : en tant que technique, lorsque le plan de numérisation fut lancé, le numérique était rentré à l’INA depuis longtemps. Il ne faut pas oublier que l’une des missions historiques de l’INA est dévolue à la recherche, et que ce secteur de l’institut est alors au fait des dernières technologies exploitables en matière d’imagerie de synthèse. Dès 1982, l’INA organise annuellement le festival IMAGINA, rendez-vous de la recherche et du développement autour des « nouvelles images ». Lorsque l’institut s’en désengage en l’an 2000, c’est autant pour des raisons financières que pour rendre le recentrage de ses missions à la fois effectif et visible. À cette échelle, on le voit, c’est affaire de « transition » numérique, non de « révolution » : le numérique associé à la recherche fondamentale est délaissé au profit d’un numérique d’archivage, dévolu à un traitement de grande ampleur des documents visuels et sonores en danger.

27 Laisser un commentaire sur le paragraphe 27 0 AM : Et qu’en est-il des fractures ? Quels ont été ou sont encore les effets à plus long terme de ces bouleversements, pour les salariés, leurs activités ? 

28 Laisser un commentaire sur le paragraphe 28 0 MB : Une réponse précise nécessiterait de différencier les secteurs d’activités et les corps de métiers. Cela permettrait de mettre en évidence des fractures effectives dans les carrières professionnelles, ou plus simplement l’affaiblissement institutionnel de certains métiers, voire l’apparition de fiches de postes totalement inédites si l’on se reporte aux organigrammes des années 1990. Je pense ici à Roei Amit, recruté à l’INA dans le sillage du lancement d’ina.fr en qualité de responsable de l’édition multimédia. Il s’agit alors d’une branche d’activité nouvelle, née de la possibilité de commercialiser des archives numérisées auprès du grand public (tels les incontournables Shadocks, grand succès des années 1960 à la télévision, mais aussi grand succès éditorial de la fin des années 2000 en coffret dvd).

29 Laisser un commentaire sur le paragraphe 29 0 Concernant les effets à long terme, on a indubitablement assisté à une transformation des savoirs et des compétences professionnelles, qui permettent aujourd’hui à l’INA d’intégrer des archives nativement produites en formats numériques. De ce point de vue, l’INA a gagné un temps d’avance grâce au PSN : les savoirs fondamentaux, le savoir-faire technique, l’expérience sont là. Cette question des savoirs est néanmoins complexe, les entretiens l’ont montré. Au début des années 2000, les connaissances en matière de numérique sont fluctuantes, les technologies principales encore non arrêtées : dans ce contexte, comment être certain qu’une technologie est la bonne pour des opérations planifiées sur des années ? Comment s’assurer que la numérisation ne devra pas être recommencée à terme, du fait d’un choix initial malheureux ? On voit se dessiner ici toute la portée expérimentale du PSN, qui reste à étudier plus avant. 

30 Laisser un commentaire sur le paragraphe 30 0 Or aujourd’hui, et bien que l’INA se doive toujours d’être à la pointe de la technologie, l’institut fait aussi face à une autre tâche : préserver les savoirs passés. Alors qu’au moment de la mise en œuvre du PSN, il a fallu former, dans une certaine urgence, des techniciens connaisseurs des technologies analogiques aux nouvelles technologies numériques, on assiste aujourd’hui au mouvement inverse. Les nouveaux personnels, qui ont baigné dans le numérique depuis toujours, qui n’ont été formé qu’à ces technologies, doivent réapprendre les aspects fondamentaux et pluriels des technologies analogiques afin de pouvoir remplir les cahiers des charges que requiert la préservation des documents anciens et de leurs lecteurs. 

31 Laisser un commentaire sur le paragraphe 31 0 AM : Finalement le numérique ne vient-il pas aussi modifier, dans le bon sens, les représentations que l’on a des archives, souvent perçues négativement (désuètes, sales, illisibles, ringardes, etc.) comme d’ailleurs les professionnels en charge ? Et cette appréhension nouvelle ne permet-elle pas d’évoquer l’idée d’un retour sur investissement au bénéfice de ceux qui, il y a longtemps, ont fait ce pari du numérique pour des raisons parfois bien différentes ? 

32 Laisser un commentaire sur le paragraphe 32 0 MB : Pour donner une réponse totalement solide à cette question, il faudrait enquêter hors de l’INA, auprès de ses usagers, ce qui sort du périmètre restreint de l’enquête menée sur le PSN. Mais c’est très certainement le cas, tant au niveau des représentations des archives qu’au niveau de l’idée que l’on se fait des archivistes professionnels. On peut là encore faire brièvement référence à la vie quotidienne, au contexte domestique. Avec le numérique, chacun est devenu un archiviste amateur d’un genre nouveau. Les archives en fichiers semblent effectivement plus propres et plus modernes, et pourtant elles ont leur revers : leur nombre défie les techniques de classement, les disques durs tombent en panne, les technologies évoluent rapidement et deviennent elles-mêmes désuètes. Celles et ceux d’entre nous qui ont conservé des documents précieux sur disquettes il y a quinze ans en sont aujourd’hui pour leurs frais à l’âge du port USB, lui-même appelé à disparaître… Et à défaut de migration des fichiers sous de nouveaux formats, ils sont eux aussi condamnés à terme. Ces prises de conscience individuelles ont des effets, même diffus, sur la manière dont les institutions archivistiques sont perçues. Chacun découvre à son échelle que la mémoire numérique est éphémère et que des savoirs essentiels sont en jeu dans la préservation d’un patrimoine collectif de grande ampleur. 

33 Laisser un commentaire sur le paragraphe 33 0 La transformation la plus profonde impliquée par la numérisation en ce domaine m’a été signalée par Safia D’Ziri, toujours en lien avec le processus accéléré qui a conduit au lancement d’ina.fr : l’archive a besoin de circuler pour vivre. À la fin des années 1990, on en était effectivement resté, à l’INA comme ailleurs, sur une représentation classique de l’archive : sinon poussiéreuse, du moins fragile, précieuse, contrainte d’être manipulée le moins souvent possible. Cependant, la question alors posée est : comment une archive peut-elle vivre – j’entends vivre socialement, culturellement, et économiquement – si personne ne la voit jamais ? C’est l’équation résolue par ina.fr en 2006. Il en résulte des financements pérennes tant par la commercialisation des contenus numérisés que par la volonté affermie des pouvoirs publics d’assurer la pérennité de l’institut. Ce qu’a permis le site, c’est non seulement une diffusion large des archives de l’INA, mais une prise de conscience tout aussi large de son utilité : la préservation de savoirs et d’un patrimoine audiovisuels uniques. Le retour sur investissement est certainement là, et il concerne non seulement les initiateurs de ce pari numérique risqué, mais le grand public de façon générale.

34 Laisser un commentaire sur le paragraphe 34 0 AM : On en revient donc à ces complémentarités entre la préservation et la valorisation : la seconde permettant la reconnaissance de l’utilité de la première, la mise en œuvre de la première couplée à un enrichissement permanent des collections conditionnant le succès et la pérennité de la seconde. Et, dans le cas de la mémoire audiovisuelle, le passage de la matérialité à l’immatérialité (si l’on peut ainsi qualifier l’introduction du numérique) offre la garantie de satisfaire tant la conservation du patrimoine que sa restitution sensible au public. L’INA et ses salariés ont été et continuent d’en être les acteurs engagés.

Source :https://gout-numerique.net/table-of-contents/larchive-audiovisuelle/tout-a-commence-des-le-siecle-dernier-un-tournant-numerique-salutaire-pour-lina-et-ses-archives