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Goût de l’archive, goût des lieux, goût des gens

1 Laisser un commentaire sur le paragraphe 1 0 En préambule, je précise que ce qui suit n’aura pas de dimension technique, et même pas épistémologique. Il s’agit juste de mettre par écrit mon ressenti sur la question de l’archive et des usages du numérique dans ma pratique de dépouillement de sources manuscrites médiévales.

2 Laisser un commentaire sur le paragraphe 2 0 Ayant soutenu ma maîtrise​ en 1993, débuté ma thèse en 1996 pour la soutenir fin 2000, et poursuivant depuis une activité de recherche, j’ai pratiqué différents modes d’approche pratique de mes sources, qui m’inspirent ce texte. J’ai réalisé en réfléchissant à son écriture qu’en fait, entre le temps de l’archive transcrite à la main, décrit par Arlette Farge, et celui de l’archive numérique aujourd’hui massivement utilisée, sous forme de photo prise par le chercheur ou par le biais de la numérisation effectuée par l’institution, il y a eu la méthode que j’ai la plus utilisée, et que j’utilise encore massivement, de la transcription ou des notes prises directement sur l’ordinateur portable apporté en salle de lecture.

3 Laisser un commentaire sur le paragraphe 3 0 Lorsque j’ai débuté la recherche, cela signifiait d’abord pour moi « aller aux archives ». En l’occurrence au dépôt des Archives départementales à Reims pendant mon année de maîtrise, puis à Châlons pendant mon DEA, encombrée de gros blocs notes où je transcrivais mes sources armée d’un stylo – on n’interdisait pas encore l’encre dans les salles de lecture. J’ai tapé mes premiers travaux sur le TO9 familial, puis, en DEA, sur un Mac dont j’ai totalement oublié le modèle, fort gentiment prêté par une amie pour m’éviter ce que j’avais fait en maîtrise, à savoir écrire à la main d’abord, pendant ma semaine rémoise, avant de taper le week-end sur l’ordinateur familial. Si je repense à mon année de maîtrise, il y a donc le temps de la transcription manuelle, dans la salle d’archives ; le temps de la mise en fiches et de l’analyse, dans ma chambre d’étudiante ; le temps d’écriture, au même endroit ; le temps de la mise au propre sur l’ordinateur, chez mes parents. L’année du DEA a donc vu fondre en une seule les étapes 3 et 4, avec la rédaction directe sur l’ordinateur. Le premier investissement de ma vie de jeune salariée a donc été un ordinateur portable – qui pesait un âne mort –, afin de dépouiller directement sur l’outil informatique. Cet ordinateur m’a accompagnée dans tous les dépôts que j’ai visités pendant la thèse et a dormi comme moi au Formule 1 du coin. Reste que toutes ces années ont été celles du dépouillement en salle d’archives de documents que je maniais pendant des heures ; c’est là que j’ai pris l’habitude d’aller sur place le plus possible, habitude dont je ne me dépars pas encore aujourd’hui – ou plutôt dont je me dépars fort lentement, oscillant entre regrets et satisfaction devant d’indéniables facilités d’usage aujourd’hui.

4 Laisser un commentaire sur le paragraphe 4 0 Ceci raconté, je me souviens aussi avoir demandé des reproductions d’un ou deux folios d’un manuscrit dont je savais qu’il était le seul qui m’intéressait dans une bibliothèque fort éloignée de chez moi. Et, et là j’imagine déjà mes lecteurs sursauter, je me souviens – nécessairement, puisque les feuilles sont toujours dans mes dossiers personnels – d’avoir travaillé sur des archives photocopiées, ce qui paraît sans doute aujourd’hui totalement improbable. Donc la question de la commodité, de la facilitation, n’était pas totalement absente, sans l’outil numérique, et le maniement des sources ne passait pas uniquement par le plaisir du vieux papier et des originaux !

5 Laisser un commentaire sur le paragraphe 5 0 Aujourd’hui, j’ai gardé ces habitudes. Je dépouille beaucoup en salle d’archives – il est vrai que les fonds que j’étudie le plus régulièrement sont peu distants de mon domicile, mais lorsque je prévois de consulter d’autres sources, je suis incapable de planifier une journée pour aller prendre des photos et les étudier chez moi. Ce qui ne veut pas dire que je n’utilise pas la photo : je travaille sur place quelques jours, dépouille directement ce que j’ai repéré comme le plus important, photographie éventuellement dans ce « plus important » ce que je veux pouvoir relire à distance, et complète par d’autres photographies « à voir plus tard ». Force est de constater que je fais rarement grand-chose de ces « à voir plus tard ». Je n’aime pas ça, en fait. Je n’aime pas lire sur écran, malgré tous les avantages que cela peut avoir (jeu sur les contrastes, agrandissement etc.). Je suis terriblement moins efficace – certains fonds que j’utilise sont numérisés et pourtant je préfère les consulter sur place pour ceux qui sont à proximité immédiate (et je remercie la bienveillance des archivistes qui me laissent consulter les originaux).

6 Laisser un commentaire sur le paragraphe 6 0 Parmi les éléments qui pour moi font contrepoids aux avantages évidents du numérique (accessibilité, facilités de lecture quand le document est correctement numérisé), figurent des aspects techniques : feuilleter un registre papier va plus vite que charger des pages numérisées (dans tous les cas, même quand cela fonctionne bien ; et nous avons tous fait l’expérience du jour où « ça rame »…) ; je cherche souvent dans ces pages un mot spécifique, qui me permet de savoir si le passage m’intéresse ou non (excommunication, interdit, confession, absolution…) : je constate que cela m’est bien plus facile sur l’original que sur la copie sur écran. J’ajoute un défaut qui me semble particulièrement dangereux : la tendance à aller d’abord voir s’il n’y a pas une version numérique de telle ou telle source, même si ce n’est pas l’exemplaire de référence (je pense à des manuscrits ou des éditions anciennes). Je l’ai fait et le ferai encore, par commodité, pour résoudre une urgence dans un délai qui ne me permet pas de me déplacer, pour réduire les coûts etc., mais c’est un problème… et en tant qu’enseignante, je suis régulièrement surprise par des étudiant-e-s qui ont bien du mal à concevoir que « tout » n’est pas accessible depuis leur ordinateur et négligent des ressources non-numériques (j’ai bien dit « des » étudiant-e-s : ce n’est évidemment pas une généralité, et de toute façon c’est mon rôle que de les former à manier les deux).

7 Laisser un commentaire sur le paragraphe 7 0 Enfin, j’ai réalisé en écrivant ce texte que le goût de l’archive, pour moi, est aussi un goût de la salle d’archives, fût-ce pour y lire sur écran. J’écris ce soir depuis Rome où je suis en séjour de recherche pour travailler sur les registres de suppliques de la Pénitencerie apostolique. Ceux-ci sont numérisés mais non mis en ligne, et il faut se rendre sur place pour les dépouiller, dans la petite salle de lecture (8 places) du service d’archives de cette honorable institution. Je réalise soudain que dépouiller sur écran dans ce contexte m’est plus facile que de chez moi. La numérisation a par ailleurs l’intérêt évident de me permettre de passer d’un registre à l’autre sans multiplier les demandes. Il y a donc aussi une question d’ « ambiance de travail » et sur ce point, chacun a ses préférences. Je constate alors que c’est bien le rapport aux sources qui, pour moi, se fait plus volontiers hors de chez moi ; je travaille plus aisément la bibliographie depuis mon domicile (y compris en ligne, même si là encore, le livre me semble plus pratique à manier). Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose de « l’étrangeté » des sociétés médiévales, tellement étranges que je ne peux m’en saisir que dans un cadre dédié ? La matérialité de la source n’est alors pas seule en jeu. Ceci dit, de manière générale je n’aime pas « travailler chez moi », et ceci explique sans doute largement mes réticences face à la tentation du « tout numérique » (et des stocks de photos sur un ordinateur), qui contribue à la fusion de l’espace de travail dans l’espace privé.

8 Laisser un commentaire sur le paragraphe 8 0 Le document numérique est aujourd’hui très présent dans ma vie de chercheuse, comme dans celle de tous et toutes – et j’utilise par ailleurs volontiers les réseaux pour dire à la fois quelque chose de mon métier et quelque chose de mes sources, que j’aime valoriser et faire découvrir, ce qui est aussi une manière de leur donner une vie numérique (plus accessible que le document numérisé, par ailleurs illisible pour beaucoup dans le cas des archives que j’utilise). Ce qui m’amène à ma dernière idée : je pense que ce qui continue à me gêner dans le document numérique, c’est qu’il est médiatisé. Il crée une distance supplémentaire (je suis historienne, ne croyez pas que j’ignore qu’il existe une distance infranchissable entre moi et mes sources…), là où je voudrais la réduire au maximum. Toucher, manipuler, feuilleter… Le fait que je sois médiéviste joue sans doute ici : les documents que je consulte ont de fait une matérialité différente de celle des livres et textes contemporains – ceci expliquerait donc aussi ce que j’ai dit plus haut : il ne me « manque » pas grand-chose quand je lis un texte contemporain sur écran ; il me manque plus quand je lis des archives et manuscrits en format numérique. Comme si le numérique affadissait leur goût, finalement… Ce qui ne laisse pas de m’intriguer finalement, car l’essentiel (dans mon cas) reste le contenu des textes, plus que leur matérialité. Perdrais-je le plaisir de l’archive si je ne pouvais plus la manier ? J’en doute. Car le « goût de l’archive », c’est d’abord le « goût des gens qu’elle révèle ». Mais c’est peut-être un autre sujet.

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