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Les jeunes historiens rêvent-ils d’archives numériques ?

1 Laisser un commentaire sur le paragraphe 1 1 Je me souviens de ma première rencontre avec Le goût de l’archive à la fin de l’année 2006. Je suis alors en première année de master, j’apprends à produire un récit historique et je découvre les archives, fortes de leur matérialité et riches de leurs odeurs. Tandis que le papier craquelle sous mes doigts et que le parchemin bruisse en se dépliant, l’émotion d’ouvrir des liasses abandonnées depuis le XVIIe siècle la dispute à ma curiosité. Dans ces conditions, la lecture du Goût de l’archive met des mots sur mes ressentis, et c’est donc chemin faisant que mes recherches sur le monde forestier méridional rencontrent Arlette Farge et ses archives parisiennes. D’une certaine manière, j’ai grandi en compagnie de cet ouvrage.

2 Laisser un commentaire sur le paragraphe 2 0 Sa lecture correspond aussi moment où j’effectue l’analyse des archives avec un ordinateur. À l’époque, l’idée ne va pas de soi. Au contraire, mon directeur m’incite fortement à utiliser une méthode robuste, éprouvée et fiable : la boite à chaussure remplie de fiches cartonnées. Je fais néanmoins le choix de m’entêter dans ma démarche : l’ordinateur est déjà au centre de mon univers personnel et il me paraît inconcevable de ne pas l’utiliser dans ma pratique. Au même moment, le ministère de l’Éducation Nationale lance l’opération « 1 euro par jour » – « le prix d’un café par jour » – pour développer l’équipement en ordinateurs portables des étudiants [1]Valérie Schafer et Bernard Tuy, Dans les coulisses de l’internet : RENATER, 20 ans de Technologie, d’Enseignement et de Recherche, Armand Colin, 2013, p. $.. J’ai donc l’impression d’être dans l’air du temps.

3 Laisser un commentaire sur le paragraphe 3 0 Je suis alors confronté aux carences de ma formation. Comment transformer des informations en données puis les analyser ? Quels logiciels dois-je utiliser, de quelle manière ? D’ailleurs, est-ce une méthode fiable ? Les ressources bibliographiques à ce sujet sont encore maigres et le mot même de numérisation peu employé dans l’ouvrage paru l’année précédente [2]Ludovic Tournès, L’informatique pour les historiens : graphiques, calculs, internet, bases de données, Paris, Belin, 2005.. Quant aux ressources numériques, je n’en trouve guère à l’époque : il faut attendre 2009 pour que La boite à outils des historien·ne·s soit mise en ligne.

4 Laisser un commentaire sur le paragraphe 4 0 Il me faut donc improviser la mise en place d’un dispositif numérique composé d’un ordinateur portable et d’un appareil photo numérique pour les dépôts d’archives, que je couple à Internet une fois revenu dans mon appartement. Je me souviens de l’incompréhension de certains de mes camarades à ce sujet. Quel intérêt de prendre des archives en photo quand on peut dépouiller les sources sur place ? Après tout, c’est aussi à ça que sert un dépôts d’archives ! Malgré leur scepticisme, ce premier dispositif a progressivement transformé mon rapport aux sources. L’appareil photo, parce qu’il permet de photographier rapidement l’intégralité d’un carton d’archive, me conduit à effectuer le dépouillement chez moi, à l’écart des horaires du dépôt d’archives.

5 Laisser un commentaire sur le paragraphe 5 0 L’expérimentation effectuée en master 1 a laissé place à la systématisation du procédé en master 2 puis en doctorat. Alors que l’archive que je transcrivais consciencieusement in situ à mes débuts nécessitait un long temps de lecture puis de transcription, sa transformation au format numérique rendit peu à peu ce travail caduc : il me suffisait de remplir ma base de données de mots-clefs pour retrouver sa déclinaison numérique. L’archive n’était alors plus ce matériau pour rêveur : elle était devenue une ressource au sein d’un ensemble plus vaste, brièvement consultée puis éventuellement relue si j’y trouvais de l’intérêt pour mes travaux.

6 Laisser un commentaire sur le paragraphe 6 0 Douze ans plus tard – presque trente ans depuis la parution de l’ouvrage d’Arlette Farge – le numérique est devenu chose courante. Dans les dépôts d’archives, l’appareillage technique a évolué : les appareil photo ont cédé la place aux smartphones et autres tablettes, remplaçant même les ordinateurs ; les tables sont équipées de prises électriques ; les inventaires et un nombre sans cesse croissant d’archives sont accessibles au format numérique. Enfin, certains historiens ne travaillent plus que sur des sources en ligne et ignorent tout du petit monde feutré des dépôts d’archives. L’ensemble donne lieu au développement de nouvelles méthodes, à des changements d’échelles, grâce à l’expérimentation et à la collaboration [3]Frédéric Clavert, Johanna Daniel, Hélène Fleckinger, Martin Grandjean et Fatiha Idmhand, « Histoire et humanités numériques : nouveaux terrains de dialogue entre les archives et la … Continue reading.

7 Laisser un commentaire sur le paragraphe 7 0 Est-ce à dire que nous sommes tous devenus des historiens « numériques », forts des mêmes usages et pratiques ? Il n’existe pas encore en France d’enquête globale pour y répondre, comme c’est le cas en Angleterre ou aux États-Unis [4]David Bates, Janet L. Nelson, Charlotte Roueché, Jane Winters et Catherine Wright, Peer Review and Evaluation of Digital Resources for the Arts and Humanities Final Report, Londres (unpublished) ; … Continue reading. Dans l’attente d’une telle enquête, qui pourrait se faire à partir des données de l’ANR HISTINÉRAIRES, « La fabrique de l’histoire telle qu’elle se raconte », il est possible d’utiliser l’expérience pédagogique que je mène depuis deux ans à l’Université de Toulouse Jean Jaurès pour apporter quelques réponses.

8 Laisser un commentaire sur le paragraphe 8 0 Intitulée Tribulations historiennes. Le quotidien de jeunes chercheur.es en histoire, l’expérience s’inscrit dans le cours de master 2 recherche « Outils numériques pour historiens » et fait raconter aux étudiants d’histoire moderne et contemporaine leur quotidien en billets de blogs. Les auteurs sont essentiellement de jeunes hommes et femmes de 22-23 ans qui ont majoritairement suivi trois types de cursus avant d’entrer en master : prépa littéraire, puis L3 histoire ; licence à l’Institut Catholique de Toulouse ; licence à l’université. Il y a aussi quelques exceptions : plusieurs retraités, quelques personnes en reprise d’étude ou en réorientation professionnelle. Les périodes, terrains et sujets sont très variés. Ils s’étendent du XVIe siècle au XXIe, concernent tout autant la manière de s’habiller au XVIIe siècle que la guerre aérienne en Irak et utilisent indifféremment les sources judiciaires du Cantal ou les archives Nationales. Certains étudiants ont vécu l’expérience d’écriture avec intérêt quand d’autres n’y ont pas trouvé d’intérêts.

9 Laisser un commentaire sur le paragraphe 9 0 L’ensemble fournit un corpus de 361 billets interrogeables en gardant en mémoire les principaux mots-clefs d’Arlette Farge – pratiques, archives, matérialité/immatérialité, émotion, sérendipité, rituel et écriture notamment. Partant de ce corpus, dans quelle mesure la nouvelle génération d’étudiant en histoire se place-t-elle en historiens hybrides, partagés entre le « tout numérique » et les pratiques de leurs modèles ?

Devenir historien dans un monde numérique

10 Laisser un commentaire sur le paragraphe 10 0 La formation au métier d’historien a bien changé par rapport à l’époque où je faisais mes études. Le temps des petites communautés « acculturantes » s’appropriant et échangeant autour de l’objet informatique a laissé place à des communautés structurées et à des sites expliquant comment faire de l’histoire à l’ère numérique – Devenir historien-ne. Méthodologie de la recherche et historiographie notamment [5]Philippe Rygiel, Historien à l’âge numérique, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2017 p. 12.. L’avènement des humanités numériques en 2006 aux États-unis et son arrivée en France en 2011 ont entraîné le développement de cours et de formations dédiés aux outils pour historiens dans les différentes universités françaises – dès 2009 à l’Université Jean Jaurès [6]Pour les étapes historiques et les enjeux du développement des humanités numériques, cf. Aurélien Berra, « Pour une histoire des humanités numériques », Critique, 2015, nᵒ 819‑820, p. … Continue reading.

11 Laisser un commentaire sur le paragraphe 11 4 De leurs côté, les étudiants aussi ont bien changé : ils sont devenus la « génération Y », des digital natives « porteurs de compétences et d’une dextérité qui feraient défaut à leurs aînés [7]Pascal Lardellier, « « Y » et digital natives, faux concepts et vrais slogans. Une lecture critique de deux « ressources sûres » de la doxa numérique », Hermès, La Revue, 2017, … Continue reading ». Comme démontré dans ce même article, rien n’est plus faux. En réalité, « tous les jeunes ne sont pas des digital natives. Certes, il existe chez eux un attrait global pour les nouvelles technologies, mais cela ne signifie pas que tous maîtrisent parfaitement ces outils [8]Ibidem, p. 156. », ni même qu’ils y voient un intérêt dans leur cursus [9]Christophe Michaut et Marine Roche, « L’influence des usages numériques des étudiants sur la réussite universitaire », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, … Continue reading. En est-il de même pour les auteurs des Tribulations ?

Les sources numérisées : des sources comme les autres ?

12 Laisser un commentaire sur le paragraphe 12 0 Le numérique rend possible une évolution majeure : à notre époque, de nombreux étudiants ne se rendent plus dans un dépôt d’archives et travaillent exclusivement à partir d’archives numérisées ou nées numériques. Les titres de leurs billets en attestent : Béatrice Vogley demande « Des archives, oui ! Mais numérisées, s’il vous plait ! » ; Tristant Valéry va plus loin, clamant crânement « Les archives, connais pas !« , à l’instar de sa consoeur Marie-Diane Clanet qui ne connait pas non plus (« La recherche dans le dépôt d’archives ? Je ne connais pas ! »).

13 Laisser un commentaire sur le paragraphe 13 2 Est-il possible de travailler exclusivement à partir d’Internet ? Oui : Gallica, Europresse ou la Library of Congress pour ne citer qu’eux, fournissent aux étudiants des banques de données bibliographiques, des sources primaires numérisées, des sources imprimées au format livre, des métadonnées (auteur, date de publication, type de contenu) à interroger sous la forme de catalogue d’articles etc. Toujours dans le même billet, Marie-Diane Clanet atteste ainsi réemployer le matériau légué par les générations précédentes d’historiens et réuni sous forme numérique :

14 Laisser un commentaire sur le paragraphe 14 0 Pour mes sources orales, comme je l’ai mentionné au-dessus, je n’ai pas eu besoin de mener d’interviews. Les historiens, qui ont travaillé sur la Commission européenne de 1973 à 1986, ont déposé tous leurs entretiens à l’Institut Universitaire Européen (IUE), à Florence. Mais il n’était pas nécessaire que je me rende à Florence, car l’IUE a mis en ligne tous les entretiens et les a répertoriés sur son site, dans la rubrique « Oral history Programmes ». Ils sont classés dans cet inventaire en ligne par nom, par ordre alphabétique. En cliquant sur un patronyme, on a accès à une courte biographie de la personne, à l’enregistrement de la source orale et à sa transcription. Je n’ai donc eu plus qu’à trier et sélectionner ceux concernant les Britanniques.

15 Laisser un commentaire sur le paragraphe 15 2 Si cette base de données est accessible librement, ce n’est pas le cas de la majorité des abonnements aux services d’archives en lignes (Retronews par exemple). Les étudiants se rendent donc dans les bibliothèques pour profiter des bases de données achetées par l’université tout autant que pour bénéficier du cadre de travail où se trouve leur sociabilité – la fameuse « place de lecteur ». Mais si cette dernière est un lieu physique, elle est aussi comme le suggère Jean-Daniel Zeller dans les commentaires sur cet article, une « posture » mentale, c’est-à-dire « l’aptitude à accéder rapidement, facilement aux liens/sites » utiles à la recherche. Les étudiants « sentent » lorsque certaines requêtes formulées sur des sites identifiés et au fonctionnement connu vont donner les résultats attendus. Dans cette perspective, le lieu importe peu : une fois rentrés chez eux, ils continuer d’interroger ces ressources à partir de leurs Espaces Numériques de Travail (ENT). De manière inconsciente, ils reproduisent les habitudes de leurs prédécesseurs : numérisé ou non, chez lui, en archives ou à la bibliothèque, l’historien demeure un animal pétri d’habitudes – un chat ? – qui tend à avoir son emplacement de prédilection, sa place précise, que ce soit à la maison ou à la bibliothèque universitaire. Certains en viennent même à théoriser ces habitudes comme Martin Hazard dans son billet « Thé, café, tisane ou bière ? » :

16 Laisser un commentaire sur le paragraphe 16 0 Vous l’aurez compris, mon quotidien d’étudiant est rythmé par la recherche d’un cadre propice au travail dans lequel il faut inclure la boisson et le lieu, mais aussi le siège où l’on est assis, l’orientation du siège où l’on est assis, la température de la salle (mais aussi en fonction de mes humeurs, de ma capacité d’attention, de réaction, de la météo…). C’est parfois lorsque je me décide enfin sur la meilleure alliance boisson chaude/lieu/emplacement dans la salle, que la bibliothèque ferme ses portes.

17 Laisser un commentaire sur le paragraphe 17 0 Ces règles de vie fixent un cadre nécessaire à la réflexion, elle-même stimulée par certains rituels comme la nécessité de disposer de thé, de café et/ou de cigarettes en quantité. Toutefois, décider de travailler chez soi ou à la bibliothèque n’est pas anodin. Dans le premier cas, l’étudiant reproduit la représentation traditionnelle de l’historien, travaillant chez soi dans un bureau transformé en bibliothèque (ou l’inverse) [10]Voir à ce propos l’excellent blog Histoire de têtes… Représentations imagées d’historiens. . Il suffit de penser aux photographies de Jacques Le Goff : les photos immortalisant « l’ogre historien » dans sa bibliothèque sont légion [11]Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt (dir.), L’ogre historien : autour de Jacques Le Goff, Paris, Gallimard, 1998.. Le domicile devenant le lieu de travail, le travail ne cesse jamais vraiment. Mathias Quéré, dans son billet Les 35 heures, on en parle ? ne dit pas autre chose :

18 Laisser un commentaire sur le paragraphe 18 0 Au début, je fanfaronnais. Certes, je ne pouvais pas aller à la bibliothèque pour me souvenir que le monde existait au-dehors. Mais au moins dans ma chambre, personne n’allait m’interdire d’y boire mes quatre cafetières quotidiennes et je n’avais pas non à sortir toutes les cinq minutes pour aller fumer une cigarette. Ces quelques privilèges se confrontent cependant avec une toute autre réalité, bien moins réjouissante : la solitude. On nous a bien évidemment souvent répété que la recherche en était largement le synonyme mais elle s’avère parfois bien pesante. Ma colocataire devant régulièrement quitter Toulouse pour quelques jours, il n’est pas rare pour moi de n’avoir aucun échange verbale pendant près de 48 heures…

19 Laisser un commentaire sur le paragraphe 19 2 C’est pour s’affranchir de ce qui peut être ressenti comme de la servitude ou de la solitude que nombre d’étudiants travaillent en bibliothèque : outre le cadre, la bibliothèque fournit surtout des horaires de travail. Une fois le bâtiment fermé, on peut s’arrêter de travailler le coeur léger, avec le sentiment du devoir accompli.

20 Laisser un commentaire sur le paragraphe 20 0 Finalement, on retrouve là une partie des rituels chers à Arlette Farge et qui témoignent d’une transposition dans l’espace et dans le temps. En revanche, le glissement de ces mêmes rituels vers d’autres lieux, la bibliothèque ou le domicile, atteste que l’époque où la recherche faisait des dépôts d’archives un passage obligé, qui imposait de mener mille guérillas pour obtenir et conserver sa place de lecteur, est en passe de devenir une pratique minoritaire.

21 Laisser un commentaire sur le paragraphe 21 2 Malgré tout, le glissement de lieu n’empêche nullement les étudiants de se passionner pour leurs sujets : la passion est présente en filigrane dans leurs propos et leur sert de fil rouge. Après tout, si les historiens et historiennes qu’ils ont lus et qu’ils ont écouté ont témoigné de leur appétence pour le travail en archive, pourquoi ne la ressentiraient-ils pas à leur tour ? C’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter les nombreuses références à Arlette Farge dans leurs billets. Parce qu’elle décortique les arcanes de la recherche, elle est sans doute aucun la référence la plus mobilisée par les étudiants (7 mentions dans les billets). C’est notamment le cas pour Dominique Dath, qui dans son billet « Questions autour d’une source y fait référence :

22 Laisser un commentaire sur le paragraphe 22 0 Dans Le goût de l’archive, l’historienne Arlette Farge raconte son expérience des dépôts d’archives et la manière dont le chercheur ressuscite en quelque sorte un temps révolu. Il n’est pas simple d’interpréter des sources, de réfléchir à des hypothèses. Et si je m’étais trompée ? Et si j’avais été influencée par les affirmations de l’une ou de l’autre?

23 Laisser un commentaire sur le paragraphe 23 2 Si la lecture du Goût de l’archive lui permet de se rassurer en comparant ses doutes à ceux de l’auteure, il faut voir aussi dans le succès de ce livre l’absence de publication plus contemporaine au même pouvoir symbolique et pédagogique. Confrontés à la dématérialisation des mondes savants, les étudiants sont en effet de plus en plus isolés, doutent et cherchent à se rassurer en reproduisant les codes sociaux de la communauté des historiens. Ils adoptent les mêmes rites en les transposant à leur univers ; confrontent leurs doutes à ceux de leurs aînés, reproduisent les mêmes méthodes. La génération Y ne veut pas faire table rase du passé : elle s’efforce au contraire de trouver sa place dans une société qui la renvoie systématiquement à sa soi-disant appétence numérique. Or, d’autres aspirations sont possibles et ils n’hésitent pas à s’en emparer.

Être sensible à la matérialité des archives

24 Laisser un commentaire sur le paragraphe 24 0 Le premier élément présent à de nombreuses reprises dans les Tribulations concerne la matérialité des sources, cette fabrique de l’histoire qui nécessite de se rendre dans un dépôt d’archives pour les manipuler. Première indication, et non des moindres, leurs billets montrent une pluralité de pratiques : certains fréquentent toujours les dépôts, manipulent les archives et interrogent les archivistes quand d’autres y ont renoncé. Cyrielle Forse, prépare ainsi sa visite de façon méticuleuse :

25 Laisser un commentaire sur le paragraphe 25 0 Je repère trois ou quatre affaires dans l’onglet « Archives judiciaires » du supplément de l’inventaire de la série L, qui m’a été très gentiment imprimé par les archivistes lors de ma seconde venue, puis je réserve les cotes des documents sur le site Internet du dépôt. Ainsi, à mon arrivée à 8h15, les dossiers attendent solennellement d’être dépouillés.

26 Laisser un commentaire sur le paragraphe 26 0 Le numérique apparaît ici comme un outil facilitant en amont le travail de recherche. Conjugué à une impression papier, l’inventaire numérique permet de gagner du temps, de valider l’accès aux archives et de maximiser ainsi le séjour de recherche dans le dépôt. C’est en somme une démarche très sécurisante pour elle. À l’opposé, Lisa Ribo conjugue déambulation et quête d’archives. Ce faisant, elle questionne la pérennité des sources ultra contemporaine dans une urbanité sans cesse mouvante :

27 Laisser un commentaire sur le paragraphe 27 0 […] Lorsque je projette de saisir une ambiance, une atmosphère occitane au détour des rues toulousaines, c’est aux expressions artistiques spontanées et sauvages que je pense. Mais comment retrouver la trace de ces graffitis qui ont entre 25 et 45 ans ? Peut-être y a-t-il eu des campagnes photographiques qui les ont immortalisé ? Où ces dossiers pourraient-ils se trouver ? Une fois ces questions posées, je décide de contacter le lieu d’art photographique de la ville – Le Château d’eau – mais aussi les Archives Municipales qui auraient pu être à l’initiative d’une telle mission.

28 Laisser un commentaire sur le paragraphe 28 2 Il ne s’agit plus d’archives répertoriées qui attendent sagement leur lecteur ; il s’agit au contraire de sources dont il faut auparavant retracer le parcours avant d’éventuellement en faire la lecture. Si le dépôt institutionnel est toujours présent, de nouveaux lieux de conservation apparaissent pour renfermer de nouveaux types d’archives.

29 Laisser un commentaire sur le paragraphe 29 0 Mais c’est encore Mathias Quéré qui est le plus sensible à la matérialité du travail de recherche, pour qui le contenant importe autant que le contenu. Si Lisa s’appuie sur des sources associatives, Mathias est pour sa part confronté à l’absence de toute collecte organisée. C’est donc chez un particulier qu’il découvre ses sources :

30 Laisser un commentaire sur le paragraphe 30 0 Dans le centre de Marseille, entre un coiffeur et un café, se dessine une porte sans grande allure. Je sonne. Direction le troisième étage. Dans cet immeuble qui n’a pas eut les grâces de la réfection urbaine promise par la gentrification du quartier, se trouve l’appartement de tous mes fantasmes. Des étagères montent partout jusqu’au plafond.

31 Laisser un commentaire sur le paragraphe 31 0 Comme dans les films, une échelle – en réalité, un escabeau métallique – permet d’atteindre les cartons hors de portée. Des caisses et des boites partout. Des piles de journaux jaunissants sur des mètres et des mètres. Une partie des archives de l’histoire homosexuelle depuis les années 1960 se trouve devant mes yeux !

32 Laisser un commentaire sur le paragraphe 32 0 Trois types de sources – judiciaire, visuelle et personnelle – dans trois types de lieux de conservation : l’ensemble dévoile le panorama divers des sujets recherche actuels pour les périodes modernes et contemporaines. Dans ce panorama, le numérique n’a pas supplanté les pratiques classiques du dépouillement en archives mais s’amalgame à des outils préexistants – recueil de sources, index de revues ou encyclopédie.

33 Laisser un commentaire sur le paragraphe 33 1 Par ailleurs, les réflexions de ces étudiants ne diffèrent guère des ressentis tendrement listés par Arlette Farge. Travailler sur le matériau archivistique impose toujours un travail de recherche, une rigueur, une réflexion sur ces traces « brutes » de vie. Les Tribulations célèbrent ainsi la multiplicité de leurs pratiques, finalement assez représentatifs d’une société dite numérique mais qui, en réalité, fonctionne à plusieurs vitesses comme l’ont déjà montré Franziska Heimburger et Émilien Ruiz en 2011 [12]Franziska Heimburger et Émilien Ruiz, « Faire de l’histoire à l’ère numérique : retours d’expériences », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012, n° 58-4 bis, nᵒ 5, p. … Continue reading. L’étude des billets des Tribulations dresse ainsi le portrait d’une génération « entre deux » ; une génération qui a grandi avec l’essor du numérique, l’a amalgamé à ses usages et le transpose à sa pratique d’historien, chacun selon ses affects et ses compétences. Ce qui n’est pas sans conséquences sur les éléments du dispositif matériel de recherche mis en place au XIXe siècle, bibliothèques et centres d’archives notamment.

« Histoire numérique » ou numérisation du métier d’historien ?

34 Laisser un commentaire sur le paragraphe 34 2 Travailler avec des archives numérisées induit une forme d’effacement, d’atténuation du rapport aux sources, c’est-à-dire « une transformation des expériences et des sensibilités [13]Nicolas Delalande et Julien Vincent, « Portrait de l’historien-ne en cyborg », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012, n° 58-4 bis, nᵒ 5, p. 15.. Les inventaires numériques ne sont plus tangibles, ils ne laissent plus guère la place à la découverte fortuite entre deux cotes d’archive. La sensualité du matériau échappe au chercheur, et avec lui, les émotions qu’il transmet à son découvreur. Le labeur répétitif et redondant de celui qui ouvre, dépouille et referme les cartons d’archives, le moment d’attente qui permet de s’interroger entre deux levées, de convoquer ces traces de réel et de faire évoluer sa réflexion, tout cela disparaît avec les archives numérisées. Il est remplacé par une lecture automatique, immédiate qui impose de penser différemment ; elle fait fi du désœuvrement, tout autant que de notre sentiment d’absence une fois qu’on ne manipule plus l’archive. En un sens, les fragments du réel s’effacent derrière les métadonnées.

35 Laisser un commentaire sur le paragraphe 35 2 Réfléchir sur les conséquences de cette évolution impose de revenir sur les rapports que l’histoire entretient avec le numérique, qu’il s’agisse d’ « histoire numérique » ou de numérisation du métier d’historien. L’ « histoire numérique » se consacre aux corpus d’archives numérisées ou nées numériques et interroge le rôle de l’historien sur Internet. En ce sens, elle s’apparente à une « tentative de créer un nouveau stade du rapport entre l’historien, son public et le numérique, dans une société où le médium Internet domine [14]Serge Noiret, « Y’a-t-il une Histoire Numérique 2.0 ? », in Les historiens et l’informatique. Un métier à réinventer. « Études réunies » by Jean-Philippe Genet and Andrea Zorzi, … Continue reading ». La numérisation du métier d’historien revient à étudier la manière dont les outils accompagnent, influencent ou freinent la mutation de notre profession [15]Elisa Grandi et Émilien Ruiz, « Ce que le numérique fait à l’historien.ne », Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, 2012, N° 10, 2 ; Frédéric Clavert et Serge Noiret (dir.), … Continue reading. C’est dans cette seconde perspective que se placent les paragraphes suivants.

De nouveaux outils conduisant à délaisser des pans entiers du savoir

36 Laisser un commentaire sur le paragraphe 36 0 La numérisation de notre pratique n’est pas cantonnée à la seule question de l’archive ; elle concerne plus largement tous les aspects de notre métier, notamment la recherche bibliographique. À ce titre, le rapport des étudiants à la matérialité des ressources bibliographiques interpelle. Dans les Tribulations, le livre reste associé à son format papier : l’ouvrage, le bouquin, se recherche sur les rayonnages de la BU voire s’achète en librairie, mais il se lit peu sur écran. Dans son billet intitulé « La bibliographie : boussole du jeune chercheur« , Lisa Laborde-Tuya fait ainsi l’éloge de son « goût du papier » :

37 Laisser un commentaire sur le paragraphe 37 0 Si la bibliographie numérique donne un accès non négligeable à quantité de publications locales et internationales, je préfère néanmoins consulter des travaux écrits et conservés dans des bibliothèques, notamment celles de l’Université Jean Jaurès de Toulouse qui propose un large choix de publications interdisciplinaires. Pour ce faire, l’inventaire des bibliothèques universitaires de Toulouse Archipel me permet de faire une présélection avant de me rendre sur place. Le rapport au papier n’est pas le même que celui que peut avoir le chercheur face à un ordinateur. J’ai fais [sic] le choix de mettre en avant mon goût pour la recherche « papier » dans ma bibliographie de première année composée d’une cinquantaine d’ouvrages, pour une dizaine de publications numérisées.

38 Laisser un commentaire sur le paragraphe 38 0 Derrière son appétence pour le papier, on distingue ce que Lisa n’écrit pas : se balader dans les rayonnage, regarder le livre rangé à côté de celui que l’on cherche et le trouver intéressant, participe à la constitution d’une bibliographie. L’ouvrage n’aurait pas été découvert par la seule requête de mots-clefs sur le catalogue en ligne : le hasard joue un grand rôle dans les découvertes, faisant de la sérendipité un moteur important du travail en bibliothèque. Dans ce contexte, et malgré sa facilité d’accès, Google Books n’est là qu’en dernier recours, lorsqu’il n’est plus temps de se déplacer à la BU pour vérifier une idée ou une référence. Quant à Open Edition Books, moins connu, il est lui aussi délaissé au profit du bon vieux format papier. Pourtant, les Presses universitaires de Rennes, premières presses universitaires en volume de production, ont versés en accès libre 757 ouvrages sur Open Edition Books en décembre 2007. Comment expliquer ce choix au regard du paragraphe précédent ?

39 Laisser un commentaire sur le paragraphe 39 0 Il est possible que certains éditeurs anticipent l’adoption de nouveaux dispositifs numériques de lecture. J’observe dans mes cours le remplacement des ordinateurs portables par des formats hybrides, mi-tablettes, mi-ordinateurs, ce qui pourrait créer un effet de seuil. En permettant de reproduire les gestes de l’écrit – tenir la tablette comme un livre, tourner les pages, annoter, surligner – sur un format numérique, ces outils seraient à terme capable de menacer le monopôle des bibliothèques universitaires. Ils tirent ainsi profit de la maîtrise des « pouces boutons » chère à Michel Serres et qui permet de déployer « sans hésitation un champ cognitif qu’une part de la culture antérieure, celle des sciences et des lettres, a longtemps laissé en jachère, que l’on peut nommer « procédural » [16]Michel Serres, Petite poucette, Paris, Le Pommier, 2012, p. 59..

40 Laisser un commentaire sur le paragraphe 40 0 Au contraire, les articles sont plus fréquemment lus au format numérique, sur l’ordinateur, le smartphone ou la tablette, par le biais du navigateur ou d’une application de type Pocket. Julia James précise bien l’intérêt de cette méthode :

41 Laisser un commentaire sur le paragraphe 41 0 Comme spécifié plus haut Internet est un outil de recherche utilisé à des fins précises. Les sites tels que Persée, Cairn m’ont permis de « voyager » au sein des écrits. Il y a par le biais de cet outil une occasion de passer de point de vue en point de vue, de comparer les idées. Il est aisé d’ouvrir deux fenêtres sur son ordinateur et de comparer deux écrits portant sur notre sujet. Les articles offerts par ces sites ont été utilisés majoritairement dans l’historiographie, lorsqu’il s’agissait d’argumenter, de comparer, d’analyser des époques. De plus, le format proposé par ces sites, celui de l’article, permet de saisir un auteur, une méthode, rapidement et efficacement.

42 Laisser un commentaire sur le paragraphe 42 0 À travers la métaphore du voyage, Julia célèbre l’ubiquité de l’outil numérique, capable d’afficher deux textes situés à deux lieux différents et d’en faire un copier/coller à destination d’un mémoire ou d’une fiche de lecture. Plus largement, « saisir un auteur, une méthode, rapidement et efficacement » n’est pas réductible à la condition d’étudiant ; elle correspond au contraire à un usage répandu dans notre société numérique, celle de la « googlelisation », c’est-à-dire la recherche d’une information en utilisant un moteur de recherche. Adaptée à la recherche en histoire, elle traduit la peur de ne pas avoir tout trouvé, tout lu et de se voir reprocher l’absence de tel ou tel article dans la bibliographie. Or, faire « l’attrape-tout », n’est pas sans poser des difficultés pour distinguer « the good from the bad« , l’information scientifique des « bruits » d’Internet [17]Serge Noiret, « La digital history : histoire et mémoire à la portée de tous », in Pierre Mounier (dir.),Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition … Continue reading.

43 Laisser un commentaire sur le paragraphe 43 0 Sur la toile, Archipel, Persée et Cairn sont devenus des alliés précieux et indéfectibles. Dans le cas d’Archipel, je saisis des mots clés : c’est d’ailleurs empreinte de nostalgie que je pense à mon premier mot recherché, « contre-révolution », dont je devais réaliser dix mois plus tard qu’il ne correspondait pas à la réalité cantalienne que je voulais dépeindre. Je l’ai abandonné au profit d’une expression bien plus adaptée, « résistances à la Révolution », tirée de l’ouvrage représenté ci-contre et qui s’est révélé la clé de voûte de ma bibliographie.

44 Laisser un commentaire sur le paragraphe 44 0 Comme en témoigne Cyrielle Forses, si le numérique est utilisé pour maximiser le temps de travail, le temps perdu peut parfois s’avérer important. Malgré ce risque, les longues plongées dans les rayonnages des magasins des bibliothèques universitaires à la recherche d’une obscure revue tendent à disparaître, victimes de la faible rentabilité entre le temps passé et le peu de références découvertes.
Nous y sommes tous confrontés, sans qu’aucune enquête n’ait pour le moment cherché à en mesurer les conséquences dans les publications en histoire. Une telle enquête, parce qu’elle permettrait de réfléchir sur la question de l’exhaustivité des corpus bibliographiques, serait à même de déterminer les probables « biais historiographiques et bibliographiques » dont s’inquiètent Nicolas Delalande et Julien Vincent [18]Nicolas Delalande et Julien Vincent, « Portrait de l’historien-ne… op. cit., p. 12.

45 Laisser un commentaire sur le paragraphe 45 2 Quoi qu’il en soit, cette tendance délaisse dans les magasins des bibliothèques universitaires des pans entiers du savoir. Certaines revues anciennes n’ont pas eu la possibilité d’être numérisées sur Persée ou Gallica, elles renferment pourtant des pistes archivistiques intéressantes. Les inventaires des sources du XIXe siècle, toujours au format papier, guident ainsi le chercheur vers des fonds d’archives inattendus. De la même manière, les 57 volumes de la Bibliographie annuelle de l’Histoire de France sont eux-aussi délaissés : les moteurs de recherche nous font peut-être perdre l’habitude de dépouiller d’aussi volumineux thésaurus, coupant les chercheurs d’une historiographie plus ancienne. Annoncée, la numérisation de la Bibliographie est régulièrement retardée, au risque de la faire malheureusement rejoindre les « mausolées pour les objets culturels défunts de n’avoir pas d’avatars numériques » [19]Mélanie Roustan, « Sources matérielles et ressources numériques », in Denis Bruckmann (dir.), La recherche dans les institutions patrimoniales : sources matérielles et ressources … Continue reading

Ne travailler que sur des archives en ligne, est-ce toujours faire oeuvre d’historien ?

46 Laisser un commentaire sur le paragraphe 46 2 Le numérique transforme donc les lieux de pratique des étudiants de master recherche, modifiant l’habitus des historiens : il y a ceux dont le corpus est entièrement numérisé, d’autres qui glanent deux ou trois documents sur une base de données et enfin, ceux qui n’ont jamais affaire à l’archive numérisée. Dans la mesure où une partie de notre sociabilité se constitue aux archives, ce glissement n’a rien d’anodin : les premiers n’ont pas accès aux mêmes réseaux de connaissances – chercheurs et archivistes. La situation est paradoxale : les historiens travaillant sur des sources numérisées s’isolent, alors même que le web 2.0 devait faciliter la mise en relation des individus.

47 Laisser un commentaire sur le paragraphe 47 0 Par ailleurs, cette césure porte en germe une forme possible de hiérarchie comme s’en inquiète avec humour Samuel Roques dans son billet « Archives 2.0 » :

48 Laisser un commentaire sur le paragraphe 48 0 Difficile sujet que celui des archives quand on a jamais mis un pied dans un dépôt… J’en vois déjà dans le fond qui s’agitent « et gnagnagna la nouvelle génération, et gnagnagna c’est pas des vrais historiens ». Rangez vos piques et écoutez ma démarche.

49 Laisser un commentaire sur le paragraphe 49 0 Travailler sur des archives exclusivement numériques renferme en son sein le risque d’être déconsidéré par le reste de la profession ; cette dernière pourrait considérer que le chercheur ne répond pas aux canons de la discipline et qu’il ne pourrait être qualifié d’historien. Souvenons-nous des quolibets (« journaliste ») et des controverses liées à la définition de l’histoire du très contemporain, qu’elle se nomme histoire immédiate, histoire proche ou histoire du temps présent [20]Patrick Garcia, « Essor et enjeux de l’histoire du temps présent au CNRS », La revue pour l’histoire du CNRS, 2003, nᵒ 9..

50 Laisser un commentaire sur le paragraphe 50 6 Les mêmes critiques pourraient à nouveau voir le jour : les étudiants manqueraient du recul historique nécessaire en ne connaissant pas la structuration des bases de données archivistiques ; coupés de la matérialité des archives, il leur manquerait le regard que l’historien porte sur ses sources pour en faire la critique. En bref, ce serait trop facile : faute d’affronter les mêmes difficultés que le reste de la communauté, ils ne seraient pas dignes de la rejoindre. Le risque est réel et repose sur le relatif désintérêt disciplinaire pour tout ce qui a trait au numérique comme en atteste dernièrement Philipe Rygiel [21]Philippe Rygiel, Historien… op. cit., p. 10..

51 Laisser un commentaire sur le paragraphe 51 0 Les étudiants sont conscients de ce positionnement bancal et ceux d’entre eux travaillant sur les archives numériques cherchent à donner un sens à leur travail, voire à justifier la démarche. Pauline Laurent affirme ainsi avec son titre iconoclaste « Loin des archives, le bonheur ! » être rebutée par l’aspect poussiéreux des vieux papiers :

52 Laisser un commentaire sur le paragraphe 52 0 Les journées enfermés, l’exploration poussiéreuse et quelque peu hasardeuse, les cotes, les cartons, les inventaires, la somme astronomique de documents et le dur labeur du dépouillement… très peu pour moi. Sans doute ma vision des choses est-elle bien pessimiste me direz-vous ! Probablement. Quoi qu’il en soit, et presque d’instinct, je me suis efforcée de me tenir éloignée de cet aspect du travail d’historien.

53 Laisser un commentaire sur le paragraphe 53 0 Si le propos est volontairement provocateur, il nous force aussi à poser un regard neuf sur ce que nous prenons pour acquis : pourquoi les étudiants aimeraient-ils forcément brasser les archives poussiéreuses de l’ « autoroute de papier » ? Par extension, ce constat devrait nous forcer à réfléchir sur les risques encourus à réutiliser des bases de données archivistiques sans en comprendre le cadre intellectuel de production. Après tout, les formes de classements adoptés par ces bases de données participent à l’ « expression du pouvoir qu’exercent les individus et les groupes sur les traces laissées à la postérité [22]Valérie Schafer et Benjamin Thierry, « L’ogre et la toile. Le rendez-vous de l’histoire et des archives du web », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, 2015, nᵒ 4, p. 84. ».

Conclusion

54 Laisser un commentaire sur le paragraphe 54 0 Presque trente ans après Le goût de l’archive, force est de constater la part importante du dispositif numérique dans le quotidien des étudiants de master recherche. Si une partie d’entre eux continue de placer ses pas dans ceux d’Arlette Farge, une autre phalange défriche de son côté de nouvelles manières de faire de l’histoire. Au même moment, certaines salles de lectures ferment ponctuellement faute de lecteurs.

55 Laisser un commentaire sur le paragraphe 55 0 Conséquence logique de l’évolution technologique, l’appareillage s’est progressivement enrichi : l’ordinateur concurrence le stylo et le carnet, l’appareil photo est progressivement délaissé au profit du smartphone tandis que les tablettes apparaissent. Les bases de données pointent le bout de leur nez mais la bonne vieille feuille volante fait de la résistance. C’est sans doute le point le plus intéressant à souligner : il n’y a pas d’outillage commun au-delà de l’ordinateur, ni même de pratique identique d’un étudiant à l’autre. La recherche est encore largement manuscrite, et le mythe d’une « génération Y » largement ouverte à la technologie numérique est fortement battu en brèche.

56 Laisser un commentaire sur le paragraphe 56 2 Cette génération apparaît ainsi comme partagée entre deux pratiques du métier d’historien : aux méthodes classiques de l’histoire, ses membres superposent des pratiques numériques instinctives, sans parfois même s’en rendre compte. Les deux cohabitent ensemble et donnent à voir des étudiants hybrides, aux pratiques scripturaires tout autant que numériques.

Références

Références
1 Valérie Schafer et Bernard Tuy, Dans les coulisses de l’internet : RENATER, 20 ans de Technologie, d’Enseignement et de Recherche, Armand Colin, 2013, p. $.
2 Ludovic Tournès, L’informatique pour les historiens : graphiques, calculs, internet, bases de données, Paris, Belin, 2005.
3 Frédéric Clavert, Johanna Daniel, Hélène Fleckinger, Martin Grandjean et Fatiha Idmhand, « Histoire et humanités numériques : nouveaux terrains de dialogue entre les archives et la recherche », La Gazette des Archives, 2017, vol. 245, nᵒ 1, p. 122.
4 David Bates, Janet L. Nelson, Charlotte Roueché, Jane Winters et Catherine Wright, Peer Review and Evaluation of Digital Resources for the Arts and Humanities Final Report, Londres (unpublished) ; Robert Townsend, « How is the media reshaping the work of historians? », Perspectives on History, 2010.
5 Philippe Rygiel, Historien à l’âge numérique, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2017 p. 12.
6 Pour les étapes historiques et les enjeux du développement des humanités numériques, cf. Aurélien Berra, « Pour une histoire des humanités numériques », Critique, 2015, nᵒ 819‑820, p. 613‑626.
7 Pascal Lardellier, « « Y » et digital natives, faux concepts et vrais slogans. Une lecture critique de deux « ressources sûres » de la doxa numérique », Hermès, La Revue, 2017, nᵒ 78, p. 152.
8 Ibidem, p. 156.
9 Christophe Michaut et Marine Roche, « L’influence des usages numériques des étudiants sur la réussite universitaire », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 2017, vol. 33, no 33‑1.
10 Voir à ce propos l’excellent blog Histoire de têtes… Représentations imagées d’historiens.
11 Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt (dir.), L’ogre historien : autour de Jacques Le Goff, Paris, Gallimard, 1998.
12 Franziska Heimburger et Émilien Ruiz, « Faire de l’histoire à l’ère numérique : retours d’expériences », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012, n° 58-4 bis, nᵒ 5, p. 77.
13 Nicolas Delalande et Julien Vincent, « Portrait de l’historien-ne en cyborg », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012, n° 58-4 bis, nᵒ 5, p. 15.
14 Serge Noiret, « Y’a-t-il une Histoire Numérique 2.0 ? », in Les historiens et l’informatique. Un métier à réinventer. « Études réunies » by Jean-Philippe Genet and Andrea Zorzi, Rome, Ecole Française de Rome, 2011, p. 262.
15 Elisa Grandi et Émilien Ruiz, « Ce que le numérique fait à l’historien.ne », Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, 2012, N° 10, 2 ; Frédéric Clavert et Serge Noiret (dir.), L’histoire contemporaine à l’ère numérique, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Peter Lang, 2013.
16 Michel Serres, Petite poucette, Paris, Le Pommier, 2012, p. 59.
17 Serge Noiret, « La digital history : histoire et mémoire à la portée de tous », in Pierre Mounier (dir.),Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 162
18 Nicolas Delalande et Julien Vincent, « Portrait de l’historien-ne… op. cit., p. 12
19 Mélanie Roustan, « Sources matérielles et ressources numériques », in Denis Bruckmann (dir.), La recherche dans les institutions patrimoniales : sources matérielles et ressources numériques, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2016, p. 195 ; les trois volumes des années 2006, 2007 et 2008 seront disponibles en ligne courant 2018 sur le portail de PSL, cf. le site de l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine.
20 Patrick Garcia, « Essor et enjeux de l’histoire du temps présent au CNRS », La revue pour l’histoire du CNRS, 2003, nᵒ 9.
21 Philippe Rygiel, Historien… op. cit., p. 10.
22 Valérie Schafer et Benjamin Thierry, « L’ogre et la toile. Le rendez-vous de l’histoire et des archives du web », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, 2015, nᵒ 4, p. 84.

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